1917

Extrait du recueil : Rosa Luxemburg, j’étais, je suis, je serai ! correspondance 1914-1919. Textes réunis, traduits et annotés sous la direction de Georges Haupt, par Gilbert Badia, Irène Petit, Claudie Weill. FRANÇOIS MASPERO éditeur, 1977

luxemburg

Rosa Luxemburg

Lettre à Mathilde Wurm

16 février 1917

 

Wronke en P.[oznanie], 16 février 1917.

(Adresse donc tes lettres directement ici cachetées et sans la mention «lettre de prisonnier de guerre».)

Ma chère Tilde,

Bien reçu ta lettre, ta carte et les gâteaux secs — merci beaucoup. N’aie pas peur, bien que tu aies riposté si courageusement et même que tu me déclares la guerre, mes sentiments pour toi n’ont pas changé. Je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant que tu veux me «combattre». Ma fille, je suis très solide sur ma selle, personne encore n’a pu me faire mordre la poussière ; je suis curieuse de voir celui qui en serait capable. Mais, si j’ai souri, c’est pour une autre raison aussi : tu n’aimes pas du tout me « combattre » et tu m'es attachée, y compris sur le plan politique, bien plus que tu ne veux le reconnaître. Je te servirai toujours de boussole, parce que ta nature droite te dit que je possède le jugement le plus sûr ; c’est que chez moi n’existe aucun de ces facteurs secondaires : la pusillanimité, la routine, le crétinisme parlementaire, qui brouillent le jugement d’autrui. Toute ton argumentation contre ma devise : « je suis là — je ne puis agir autrement », se résume en ces mots : tout cela est bel et bon, mais les gens sont trop lâches et trop faibles pour cet héroïsme-là ; ergo, adaptons notre tactique à leur faiblesse, suivant le principe : chi va piano va sano. Mon petit agneau, c’est là un point de vue historique d'une étroitesse ! Il n’y a rien de moins immuable que la psychologie des hommes. D'autant que la psyché des masses recèle toujours — telle thalassa [1], la mer éternelle — à l'état latent, toutes les virtualités : un calme de mort et la tempête grondante, la lâcheté la plus vile et le plus farouche héroïsme. La masse est toujours ce qu’elle doit nécessairement être en fonction des circonstances, et elle est toujours sur le point de devenir quelque chose de tout à fait différent de ce qu’elle paraît être. Ah, quel beau capitaine il ferait, le navigateur qui fixerait sa route en se fiant uniquement à l’aspect momentané de la mer et ne saurait pas prévoir l’arrivée de la tempête à partir des signes observés dans le ciel et dans les profondeurs de l’Océan ! « Être déçu par les masses », ma petite, pour un dirigeant politique, c’est toujours donner la preuve de son incapacité. Un dirigeant de grande envergure ne fonde pas sa tactique sur l’humeur momentanée des masses, mais sur les lois d’airain de l’évolution ; il s’en tient à sa tactique en dépit de toutes les déceptions et, pour le reste, laisse tranquillement l’histoire mener son œuvre à maturité.

Sur ce, nous allons « clore ce débat ». Je reste volontiers ton amie.

Quant à savoir si, comme tu le veux, je continuerai à t’instruire, c’est de toi que cela dépend.

[Dans ta lettre], tu me rappelles un soir, il y a six ans, où nous attendions ensemble la comète [2] sur les bords du Schlachtensee. Curieusement, je n’arrive absolument pas à me remémorer cette soirée. Mais tu réveilles un autre souvenir. Ce jour-là, un soir d’octobre, j’étais assise avec Hans Kautsky, sur les bords de la Havel [3], en face de l’île aux Paons, et nous attendions aussi la comète. La nuit était déjà tombée, mais à l’horizon s’illuminait encore mélancoliquement une bande de pourpre qui se reflétait dans la Havel et transformait la surface de l’eau en un pétale de rose. Une risée passa sur la rivière, faisant naître des vagues d’écailles sombres sur l’eau tachetée d'un vol de points noirs : c’étaient des canards sauvages qui, au cours de leur migration, faisaient étape sur la Havel et nous adressaient leur cri assourdi, tout empli de nostalgie et d’immensité. C’était une impression étrange et nous restions là, silencieux, comme sous l’effet d’un charme. Moi, je regardais la Havel et Hans, par hasard, me regarda. Tout d’un coup, il se leva, épouvanté, en me prenant la main. « Qu’as-tu donc ? », s’écria-t-il. Derrière son dos un météore venait en effet de tomber, répandant sur moi une lumière d’un vert phosphorescent qui m'avait donné une pâleur de cadavre. Et, comme devant ce spectacle étrange que lui ne pouvait voir j’avais sursauté violemment, Hans n’avait sans doute pu s’empêcher de penser que j’étais en train de mourir. (Après coup, il a fait un grand et beau tableau de cette soirée aux bords de la Havel.)

Tu me dis qu’actuellement « une seule chose » occupe ton esprit et ton temps : la situation lamentable du parti ; c’est un très fâcheux état d'esprit, car il brouille aussi le jugement politique. Surtout, il faut en tout temps mener une vie qui engage la personnalité toute entière. Mais, ma petite, si tu ouvres un livre si rarement, alors, au moins, ne lis que de bonnes choses et pas de la littérature de bas étage, comme cette vie romancée de Spinoza que tu m'as envoyée [4].

Où veux-tu en venir avec les souffrances particulières des Juifs ?

Pour moi, les malheureuses victimes des plantations d’hévéas dans la région du Putumayo [5], les nègres d'Afrique dont les Européens se renvoient les corps comme on joue à la balle, me touchent tout autant. Te souviens-tu du récit de la campagne de von Trotha [6], dans le Kalahari [7], que l’on trouve dans l’ouvrage du Grand État-Major ?... « Et les râles des agonisants, les cris de ceux que la soif avait rendus fous retentissaient dans le silence sublime de cette immensité. » Ce « silence sublime de l’immensité » où tant de cris se perdent, il éclate dans ma poitrine si fort qu’il ne saurait y avoir dans mon cœur un petit recoin spécial pour le ghetto : je me sens chez moi dans le vaste monde partout où il y a des nuages, des oiseaux et des larmes.

Hier soir, il y avait de merveilleux nuages roses au-dessus des remparts de ma forteresse. Debout devant ma fenêtre à barreaux, je récitais pour moi toute seule mon poème préféré de Mörike.

Me voici pénétrant dans la ville accueillante
Et dans les rues s’épand le rouge du couchant
D'une croisée ouverte
Que masquent tant de fleurs jetées à profusion.
Jaillit le tintement d’une clochette d’or
Et une voix évoque un chœur de rossignols
Qui fait frémir les fleurs
Ravive les parfums
Et redonne aux roses tout l’éclat du carmin.
Etonné, tout empli d’une joie qui m’oppresse, je restai là, longtemps
Et point ne sais moi-même en vérité
Comment j’ai pu franchir la porte de la ville.
Le monde maintenant devant moi s’illumine
Au ciel rougeoient des vagues qui se mêlent
Derrière moi, la ville dans une brume d’or
Et le chant du ruisseau avec ses aulnes verts
Et le bruit du moulin tout au fond du vallon.
Une ivresse me prend qui brouille mon chemin
O Muse, est-ce toi qui effleures mon cœur
Captif des liens de ton amour ?...

Voilà, et maintenant adieu, ma brave et bonne petite fille.

Le ciel seul sait quand j’en viendrai de nouveau à t’écrire une lettre : je n’ai à présent aucune envie d'écrire. Mais, cette lettre, je te la devais.

Je t’embrasse et te serre vigoureusement la main.

Ta R.

Notes

[1] La mer (en grec).

[2] En 1911, l’apparition de la comète avait passionné toute l’Europe.

[3] Dans les faubourgs résidentiels de Berlin.

[4] Roman de Berthold Auerbach du cycle Ghetto.

[5] Affluent de la rive gauche de l’Amazone qui sépare la Colombie du Pérou.

[6] Vice-amiral allemand (1868-1940), qui prit part à plusieurs expéditions coloniales en Afrique et en Chine.

[7] Région presque désertique au cœur de l’Afrique du Sud à la lisière de l’actuel Betchouanaland.