1908 |
Texte publié simultanément dans Przeglad (Cracovie), organe de la social-démocratie de Pologne et de Lituanie, et Die Neue Zeit (avril 1908). |
Œuvres - avril 1908
La troisième douma
1. La douma et le budget
La troisième douma d'Empire est actuellement occupée à s'acquitter, à la sueur de son front, du pensum que lui a donné la bureaucratie : elle examine en toute hâte et chiffre le budget de 1908.
Le budget de l'Etat russe présente dans sa structure interne un reflet fidèle de toute l'histoire et du caractère du tsarisme, c'est-à-dire d'une énorme organisation militaro-policière parvenue à une puissance inouïe en accouplant la paysannerie russe économiquement anémique et la bourse de l'Europe occidentale, gorgée de sang jusqu'à l'apoplexie.
L'absolutisme bureaucratique de l'Occident ne se développa à partir de la monarchie corporative et ne devint une puissance se suffisant à elle-même qu'à partir du moment où le tiers état fut assez fort pour équilibrer l'influence politique des seigneurs féodaux et des prêtres privilégiés. Le tsarisme en revanche n'a jamais été une monarchie corporative, car ni la noblesse russe ni le clergé russe n'ont été capables d'atteindre le niveau d'états assurant le pouvoir politique. Ils en furent empêchés, d'une part par la misère économique de cet immense pays à la population clairsemée ; d'autre part, par l'inlassable concurrence du pouvoir d'Etat.
S'empêtrant, par sa politique d'expansion, toujours plus profondément dans sa lutte acharnée avec ses voisins occidentaux, dont l'organisation militaro-étatique s'appuyait solidement sur une base économique incomparablement plus riche, le tsarisme exploita le pays jusqu'à la dernière extrémité ; et comme il accaparait la moindre parcelle du surproduit, les ordres privilégiés furent systématiquement entravés dans leur développement et condamnés à une existence subalterne. C'est ainsi que les choses se passèrent avec la noblesse et le clergé, et par la suite aussi avec la bourgeoisie.
Avant même que se fût formé ni qu'ait pu se former en Russie un tiers état puissant, le tsarisme était déjà en train de téter goulûment les mamelles de la Bourse de l'Europe occidentale. Après avoir appris l'art de faire des dettes publiques, c'est-à-dire de consommer le surproduit national non seulement d'aujourd'hui, mais aussi de demain, il assit l'économie de l'Etat sur une base internationale. L'autocratie tsariste qui, socialement, était quelque chose d'intermédiaire entre le despotisme asiatique et l'absolutisme européen, acquit avec l'aide de la Bourse les moyens les plus modernes de la technique administrative et militaire occidentale. Ce processus amena une croissance fiévreuse du budget et des dettes publiques. L'indépendance du gouvernement tsariste par rapport à la situation économique du pays entraînait sa dépendance croissante vis-à-vis des banquiers de Berlin et de Paris. Au début de ce siècle, le tsarisme avait pris les proportions d'une énorme organisation militaro-boursière unique dans l'histoire. Rothschild croyait dur comme fer que l'autocratie russe était aussi éternelle que la Bourse elle-même. Certes, la guerre et la révolution ébranlèrent ce crédit dans ses fondements. Mais elles ne firent que l'ébranler, sans arriver à le renverser totalement. Et c'est ainsi que nous voyons le gouvernement contracter un emprunt de 800 millions de roubles en 1905 et de 900 millions en 1906.
Pour l'instant, les dettes publiques de la Russie se chiffrent à 9 milliards de roubles, c'est-à-dire dans les 60 roubles par tête d'habitant, y compris les nourrissons. Le budget d'Empire de 1908 se monte à la somme colossale de 2 515 millions de roubles. Abstraction faite des revenus tirés de diverses entreprises et monopoles (eau-de-vie, chemins de fer, etc.), il reste, pour les seules charges fiscales, la somme arrondie de 1,5 milliard de roubles. Autrement dit, l'Etat soustrait pour ses besoins 20% du revenu annuel de la nation ! L'incroyable gonflement de la charge fiscale n'est pas autre chose que le reflet de la nature spécifique de l'organisation étatique, qui unit tout naturellement à la dictature politique la dictature fiscale.
Sur les 1500 millions provenant du prélèvement des impôts — les impôts directs n'en fournissant du reste que 12,5 %, moins de 180 millions — , le budget en destine 512 millions aux ministères de Moukden et de Tsoushima, 67 millions à la liquidation de la guerre, 53 millions à l'extinction des dettes publiques à court terme non acquittées en 1907 et enfin 386 millions à couvrir les intérêts d'emprunts venant à échéance. De cette façon, l'armée, la flotte et les banquiers engloutissent plus d'un milliard de roubles, c'est-à-dire ni plus ni moins des deux tiers des revenus d'Etat nets. A cela viennent s'ajouter le déficit de l'exploitation des chemins de fer, qui servent essentiellement à des buts stratégiques, de même que toute une série de millions destinés au service de "protection de l'Etat ". Voilà les coûts de production de l'ancien régime.
Déjà, avant la révolution, c'était un truisme de dire que le budget du tsarisme dépassait les forces productives du pays pressuré, que son maintien équivalait à un affaiblissement encore plus poussé du marché intérieur et à la paralysie économique. Mais, de là à "assainir " effectivement le budget, il restait et il reste encore un long chemin à parcourir, comme les événements se sont chargés de le montrer.
La social-démocratie ne voit dans le budget qu'un reflet du doit et avoir du régime autocratique. Aussi la question de la lutte avec le système fiscal et financier était-elle pour elle équivalente à la question du renversement du tsarisme par la voie révolutionnaire. Dans le célèbre Manifeste financier du conseil des délégués ouvriers, qui fut publié avant les événements de décembre 1905, cette tâche était formulée précisément en ce sens : " Il n'y a qu'une issue : le renversement du gouvernement. (…) Voilà la condition préalable indispensable, non seulement pour la libération politique et économique du pays, mais plus particulièrement aussi pour la consolidation des finances de l'Etat. "
Quand l'insurrection fut écrasée et qu'il sembla que le libéralisme devait devenir le légataire de la révolution, celui-ci adhéra de plus en plus au point de vue de la succession intégrale, c'est-à-dire de la reprise non seulement de l'inventaire, mais aussi de toutes les dettes et péchés de l'ancien régime, dans l'intention de s'en acquitter à terme. La tactique suivie dans la première douma, qui consistait à faire du bruit et du désordre pour faire de l'opposition, tactique qui, en raison du refus "de principe " de toute ligne révolutionnaire, était totalement impuissante et conduisit cependant à l'appel de Viborg, pâle copie du Manifeste financier du conseil des délégués ouvriers, cette tactique est abandonnée, et, dès la deuxième douma, le libéralisme, en la personne du parti cadet, vote le contingent militaire demandé par le gouvernement et s'engage à voter le budget et l'emprunt. Il espère de cette façon gagner la confiance de la monarchie, pouvoir influer grâce à cette confiance sur le budget et, par l'intermédiaire du budget, à nouveau sur le pouvoir d'Etat. Mais la deuxième douma est "dispersée " — et un nouveau légataire de l'héritage révolutionnaire entre dans l'arène : le national-libéralisme conservateur, sous la forme de l'union du 17 octobre. De même que les cadets se prenaient pour les légataires des tâches révolutionnaires, les octobristes se révélèrent les adeptes de la tactique conciliatrice des cadets. Les cadets peuvent bien faire dédaigneusement la grimace dans le dos des octobristes — ces derniers ne font que tirer les conclusions des prémisses des cadets puisqu'on ne peut pas s'appuyer sur la révolution, appuyons-nous sur le constitutionnalisme à la Stolypine. Les cadets s'en rendent eux-mêmes parfaitement compte. Et Si la fraction de Milioukov se permet pourtant de temps à autre le luxe de gestes oppositionnels, c'est seulement parce que son courage est alimenté et maintenu par l'espoir que fait naître la tactique salvatrice de la majorité octobriste.
Solidement campée sur le terrain de la "succession intégrale ", la troisième douma a consenti au gouvernement tsariste 456 535 recrues, bien que, dans le département de Kuropatkin et de Stossel, toute l'activité réformatrice se soit épuisée en galons, boutons et épaulettes neuves. Elle a voté le budget du ministère de l'Intérieur, qui livrait 70% du territoire russe aux satrapes et à leurs gibets des lois d'exception et qui, sur les 30 % restants du territoire, pend et égorge en appliquant les lois valables en " période normale ". Sur ordre secret du Premier ministre, elle adressa au gouvernement l'interpellation finlandaise, ou plutôt antifinlandaise, pour permettre au ministère de l'Intérieur de réinstaurer plus facilement le régime de Bobrikov en Finlande. Seul le bubget du ministère des Transports fut rogné d'un rouble par la douma ; elle voulait ainsi exprimer son indignation à propos de la façon illégale dont sont exécutés les budgets de ce ministère du pillage par excellence. Mais, même là, il n'est pas possible de supposer que ces cent kopecks oppositionnels auraient été rayés sans que l'on se soit auparavant assuré l'indulgence de M. Stolypine. La commission agraire de la douma a sanctionné dans toutes ses grandes lignes le célèbre décret du 9 novembre 1906, qui a été exécuté sur la base du § 87 et a pour but de dégager du sein de la paysannerie une couche de propriétaires économiquement forts, en abandonnant toute la masse restante à la sélection naturelle, au sens biologique de ce terme. Et Si la douma ne se montre pas particulièrement pressée de mettre cette question à l'ordre du jour, la raison en est la peur de pousser sur leur gauche les députés paysans de droite en acceptant la grande réforme stolypinienne, parce que ceux-ci, comme le disait en gémissant un chef octobriste, sont toujours en proie aux "illusions de l'expropriation ". Et, malgré tout cela, cette douma, "apte au travail " et loyale, doit être sauvée au moins sept fois par semaine. Les octobristes eux-mêmes, qui sont maitres de la situation parlementaire, sont bien loin d'être un parti qui gouverne ni même un parti de gouvernement ; nous les voyons bien plutôt tous les jours s'enfoncer un peu plus dans le rôle d'un parti de laquais. Ils disent oui et amen à tout ce que veut le gouvernement, font toutes les sales commissions que donne Stolypine — et ne sont finalement même pas assez forts pour imposer que soit supprimé le mandat de 100 000 roubles prélevé tous les ans sur les ressources nationales pour les besoins en argent de poche de sa Majesté la reine de Grèce. " Dieu merci, nous n'avons pas de parlement ", pouvait s'exclamer joyeusement le ministre des Finances, en voyant la craintive docilité avec laquelle la douma laissait passer "son " bon vieux budget.
" Dieu merci, nous avons une constitution ! ", lui répliqua avec une fermeté virile Milioukov, toujours vigilant, en dressant un bilan brillant de la tactique de conciliation.
Cet amusant duel oratoire avec le Bon Dieu comme témoin, et toutes les circonstances qui l'accompagnèrent
l'objection modérée du président octobriste disant que l'expression du ministre des Finances contestant l'existence politique de la douma qui le contrôlait, était "mal choisie " ; la menace de Stolypine de répliquer à cette témérité par sa démission ; la peur que toute "la constitution que nous avons Dieu merci " s'en allât au diable en même temps que Stolypine ; les excuses solennelles du président devant l'assemblée de la douma pour avoir eu l'audace de croire à son existence ; les applaudissements joyeux de la douma, qui se persuadait qu'elle allait encore avoir le droit de vivre dans la mesure où elle ne se rebifferait pas contre un gouvernement qui ignorait complètement son existence — tout cela dévoila de façon frappante l'existence parfaitement réelle et incontestable de la dictature politique et fiscale de la bureaucratie autocratique. Et encore maintenant, après l'expérience qu'ont fait mûrir les trois doumas, l'issue permettant de sortir de cette impasse ne peut pas être formulée autrement que ne l'a fait en son temps le Manifeste financier de la révolution : " Il n'y a qu'une issue — renverser le gouvernement ! "
2. Le chemin de fer de l'Amour
Mais l'acte le plus remarquable de la troisième douma reste l'adoption par la procédure d'urgence du projet du chemin de fer de l'Amour, projet dont la réalisation a déjà été entamée sur la base du § 87 par le gouvernement pendant la période "sans douma".
Le devis du gouvernement estime que la construction de cette ligne coûtera 238 millions ; le comte Witte évalue les mêmes frais à 350 millions. Cela représente une dépense annuelle supplémentaire de 22 à 30 millions de roubles pour payer les intérêts et combler les déficits inévitables — environ la moitié de l'ensemble du budget du ministère de l'Instruction publique.
Cette décision a elle seule suffit pour répondre à la question que nous posions : la douma réussira-t-elle ou ne réussira-t-elle pas à escamoter la révolution en résolvant ses tâches les plus élémentaires avec le concours du pouvoir d'Etat traditionnel ? Après une terrible débâcle militaire qui n'a pas sa pareille dans l'histoire universelle, après toute une série d'années où le pays a été ébranlé de façon ininterrompue par des secousses révolutionnaires, le gouvernement, dès qu'il se sent un peu raffermi, inaugure 1' "ère des réformes " par une dépense colossale pour la construction d'un chemin de fer traversant un territoire frontalier éloigné, désert et à peine exploré. Dans son discours plein de l'insolente certitude que la toute-puissance du gouvernement était rétablie, Stolypine cita l'expression d'un quelconque dilettante suivant lequel le territoire de l'Amour ressemblait en tous points à la "germanie de l'époque de Tacite ". " Or, messieurs, s'exclama Stolypine dans une envolée pathétique, représentez-vous ce qu'est la Germanie d'aujourd'hui ! " Et le "parlement " de ce pays réduit à la mendicité, dont la paysannerie ne sort pas d'une famine chronique, vote par la procédure d'urgence les crédits nécessaires pour transformer le désert de l'Amour en l'Allemagne contemporaine.
Mais la ligne de l'Amour n'est que le premier pas. Comme l'ont souligné les représentants du gouvernement eux-mêmes, ce premier pas conduira immanquablement à un deuxième : la pose d'une deuxième voie sur la ligne de Sibérie. Ces deux entreprises, avec l'amélioration matérielle de l'armée, qui est également une priorité, pourraient, suivant les calculs de Kokovtsev, coûter dans les 800 millions de roubles. Certes, la commission de la douma a refusé l'attribution de milliards pour la reconstruction de la flotte. Mais la façon paisible, sans même aucune mise en scène dramatique, dont ce "refus " a été reçu, donne lieu de supposer que le gouvernement ne prend pas l'affaire trop au tragique.
La complaisance de la douma dans la question du chemin de fer de l'Amour pourrait paraître un non-sens, mais elle a ses raisons. La majorité de la troisième douma est composée d'éléments irréconciliables entre eux, mais que maintient solidaires un lien commun une haine sincère et authentique contre les tendances sociales de la révolution. Elle-même s'en rend très bien compte. Les questions de politique étrangère, "la puissance et le prestige " de l'Etat constituent la seule sphère où la douma, en surmontant ses propres contradictions internes, espère trouver la réponse aux questions qui ont engendré la révolution et qu'il n'est pas possible d'esquiver. Et voilà pourquoi ces derniers mois, les partis des classes "cultivées " du pays s'éloignent de plus en plus des questions intérieures pour concentrer avec d'autant plus d'insistance toute leur attention sur les questions de politique extérieure.
Que la droite ait voté pour la ligne de l'Amour s'explique déjà suffisamment par le fait que le gouvernement promet de livrer plusieurs millions de déciatines de terrain le long de l'Amour à la colonisation par les paysans. Peut-il y avoir rien de plus séduisant que le projet de déplacer la question agraire jusque sur les bords de l'océan Pacifique ? Les représentants du grand capital qui siègent dans le centre octobriste voient dans cette cause patriotique avant tous 300 millions de roubles qui, avec l'aide d'un emprunt d'Etat, iront dans les poches de l'industrie patriote. Etant donné la gravité de la crise industrielle, il n'y a pas d'autre espoir, de nouveau, que les commandes d'Etat, à partir du moment où l'exécution de grandes réformes intérieures susceptibles de hausser la force productive du pays est provisoirement remise à une date indéterminée. Le vide complet des interventions lors de la discussion du budget du ministère du Commerce et de l'Industrie montre du reste que les octobristes se sont bien faits à cette idée.
Les cadets ont voté contre la ligne de l'Amour. Laissons de côté la question de savoir ce qu'ils auraient fait Si leur vote avait été décisif pour l'avenir du projet gouvernemental. Il suffit d'indiquer qu'il y a dans les rangs des cadets un courant puissant en faveur de ces plans d'aventures orientales et que c'est Milioukov lui-même qui s'est fait le porte-parole de cette minorité à l'intérieur de sa fraction. D'un autre côté, M. Peter von Strouvé, ce baromètre politique hypersensible de la bourgeoisie libérale, lançait une campagne énergique contre les traditions "anti-étatiques " de l'intelligentsia russe en l'adjurant de bien vouloir comprendre que l'Etat, comme "personnalité mystique ", était une "fin en soi " et que, lorsqu'il s'agit de la puissance de la "grande Russie ", il n'y avait pas de place pour les divergences partisanes. Il invite à considérer la péninsule balkanique comme étant le territoire sur lequel la personnalité mystique aux os bien mis à mal dans les plaines de Mandchourie doit remplir sa mission panslave. Ce travestissement national-libéral d'une slavophilie bien vieillie, et qui, sous la plume de M. Peter von Strouvé, Allemand de naissance et ancien marxiste, prend un charme bien particulier, a déjà amené dans les milieux de professeurs et d'étudiants la constitution de sociétés slaves dont la direction est entre les mains de membres du parti cadet. Et actuellement les banquets organisés à Pétersbourg en l'honneur des dirigeants nationalistes slaves en Autriche inaugurent une nouvelle "grande " époque de la politique panslave en faisant fraterniser les octobristes, les cadets et la droite. La réconciliation de la société cultivée avec la personnalité mystique de la dynastie des Romanov s'exprime politiquement par le fait que la fraction cadet vote les yeux fermés les crédits pour la représentation étrangère et reçoit et accompagne par des applaudissements toutes les apparitions du ministre des Affaires étrangères. En théorie plus attachés aux principes que les octobristes, mais plus lâches en pratique, les cadets cherchent dans l'impérialisme la solution aux problèmes que la révolution n'a pas résolus jusqu’ici. Le parti, qui rejette désormais le suffrage universel tout comme la "dictature du prolétariat " au nombre des "illusions perdues ", en est arrivé, en raison des événements de la révolution et de la contre-révolution, à la nécessité objective de répudier l'idée de l'expropriation de la grande propriété foncière et de la démocratisation de tout l'ordre social, et par suite à renoncer à l'espoir de créer une base solide au développement capitaliste sous la forme d'un marché paysan intérieur stable. Mais, dans cette situation, l'Etat se transforme tout naturellement, en une fin en soi, dont la mission mystique consiste à garantir la domination sur les marchés extérieurs. L'impérialisme teinté d'opposition de Milioukov donne dans une certaine mesure un léger vernis idéologique à la combinaison contre-révolutionnaire sur laquelle repose la douma, à cette combinaison d'autocrate despotique, de propriétaire foncier superficiellement léché de culture et de capitaliste bouffi d'orgueil.
La réalisation de cette mission mystique exigerait évidemment des sommes tout à fait énormes. Or, le Trésor est dans une situation au plus haut point affligeante. Le stock d'or fond systématiquement, car il faut payer les intérêts des emprunts extérieurs. Le comte Witte a déjà dit plus d'une fois dans la commission du Conseil impérial combien l'étalon-or était menacé. Le ministre des Finances sait naturellement mieux que personne combien ces craintes sont justifiées. Mais il affirme avec beaucoup d'assurance qu'il suffit de ne pas grever le Trésor avec des réformes aussi coûteuses que la réforme agraire ou l'instauration de l'école obligatoire, pour obtenir facilement l'argent nécessaire pour les buts patriotiques qui sont à l'ordre du jour. Et il est difficile d'entamer cette assurance. Etant donné la dépression régnant actuellement sur le marché, c'est un fait que les titres de rente sur l'Etat restent la forme la plus engageante de placement pour les capitaux inoccupés. Quant au risque que courent les souscripteurs d'emprunts d'Etat, d'abord il se répartit entre les nombreux possesseurs de titres, alors que l'énorme gain qui résulte de l'émission des emprunts se concentre en quelques mains ; ensuite les intérêts énormes de ces papiers contiennent déjà une prime à la hauteur du risque. De plus, maintenant qu'un "calme" évident règne dans le pays — même s'il s'accompagne d'expropriations incessantes et de crimes commis par les cours martiales — , maintenant que la douma et le gouvernement marchent main dans la main, que l'opposition applaudit respectueusement le ministre des Affaires étrangères, inévitablement le risque semble moindre que jamais. Enfin, le rapprochement avec l'Angleterre, qui vient de se faire avec la participation active de la diplomatie française ouvre le marché financier britannique au "patriotisme de l'Amour ", et l'on a toute raison de penser que l'entrevue entre Edouard VII et Nicolas II ne constituera que le prélude décoratif à un grandiose emprunt à la Bourse de Londres.
La situation ainsi créée semble au premier abord receler des conséquences fort inattendues. Le gouvernement, qui a laissé son prestige dans les eaux de Tsoushima et dans les plaines de Moukden, qui a eu à subir les terribles conséquences de sa politique d'aventures, se voit tout d'un coup l'objet central de la confiance patriotique des représentants de la "nation ". Non seulement il obtient sans se heurter à la moindre contradiction un demi-million de soldats tout neufs et plus d'un milliard de marks pour les dépenses militaires courantes, mais il trouve même le soutien de la douma dans toutes ses nouvelles expériences en Extrême-Orient. Mais ce n'est pas tout : à droite et à gauche, les Cent-Noirs et les cadets lui reprochent de ne pas être assez actif dans sa politique étrangère. Toute la logique des choses pousse ainsi le gouvernement dans la voie aventureuse de la lutte pour le rétablissement de sa position dans la politique mondiale. Et qui sait ? Peut-être le destin de l'autocratie, avant d'être décidé sur le pavé des rues de Pétersbourg et de Varsovie, aura-t-il auparavant encore à subir une épreuve dans les plaines de l'Amour ou au bord de la mer Noire.