1913 |
Une première version de ce texte parût dans le n° 32 de "Loutch" (Le Rayon), dont Trotsky était le correspondant parisien en 1913 ; il sera réédité plusieurs fois. Cette version est la réédition russe de 1917, republié dans le Tome 8 de l'œuvre : «Silhouettes Politiques» paru en 1926. |
Œuvres - février 1913
Auprès du cercueil de Franz Schumayer
La nature lui avait donné un tempérament ardent, inextinguible, et une capacité sacrée à s'indigner, aimer, détester et maudire, encore et toujours. De par la naissance il avait reçu l'obligation vitale et essentielle de ne jamais s'affaiblir et de lutter avec les masses. Le parti lui avait donné la compréhension des conditions pour la libération du prolétariat. Tout cela ensemble créa cette magnifique personnalité, bien connue et aimée, maintenant pleurée, bien au-delà des limites de Vienne et de l'Autriche.
Le prolétariat a besoin de dirigeants aux caractéristiques les plus diverses. Tels ces dirigeants — fils de la bourgeoisie qui ont cassé leur vieilles chaînes sociales, se sont reconstruits ultérieurement et ont identifié le sens de la vie dans le mouvement et la croissance de la classe ouvrière, qui jouent un grand rôle dans l'histoire de la classe ouvrière. D'abord vinrent les grands utopistes : Saint-Simon, Fourier, et Owen ; puis les fondateurs du socialisme scientifiques : Marx, Engels et Lasalle tous provenant des classes bourgeoises. Comment pourrait-on concevoir dans son développement notre parti allemand sans Wilhem Liebknecht et sans Singer ? Ou sans Kautsky ? La social-démocratie autrichienne sans Victor Adler ? Le socialisme français sans Lafargue, Jaurès et Guesde ? Et la social-démocratie russe sans Plekhanov ?
Par ces brillants dissidents les classes possédantes rendent — bien malgré elles au prolétariat une particule de cette culture scientifique que par des efforts séculaires elles ont accumulés dans les ténèbres, loin des masses populaires opprimées.
Et le prolétariat peut être fier, que sa mission historique, tel un puissant aimant, attire vers elle des esprits nobles et des caractères forts des classes possédantes. Mais tant que la direction de la lutte politique se trouve seulement entre les mains de ces chefs, les ouvriers ne peuvent pas se libérer du sentiment qu'ils sont toujours sous une tutelle politique. La conscience de soi et la fierté de classe pénètrent ceux-ci dans une large mesure quand seulement dans les premiers rangs des dirigeants s'avancent des personnages comme eux qui ont mûri avec eux et dont les personnalités incarnent toutes les conquêtes spirituelles et politiques du prolétariat. Le prolétariat peut alors regarder des tels dirigeants comme un miroir où il peut voir les meilleurs côtés de son «moi» de classe.
Pour le prolétariat viennois — autant que je puisse en juger depuis cinq ans d'observation Franz Schumayer était avant tout un tel miroir de classe.
Il ne m'arriva que très rarement de rencontrer Schumayer sur un terrain personnel. Mais plus d'une fois je l'ai entendu aux réunions publiques, au parlement et aux congrès du parti. Je l'ai vu et entendu assez de fois pour le connaître. Il ne ressemblait pas le moins du monde à une nature énigmatique, renfermée sur elle-même. C'était un homme d'action, un homme du harcèlement, de l'appel, de la rue et de l'impulsion, — en lui s'incarnait l'action et il s'y révélait être lui-même. De lui on peut dire les mots du philosophe grec, qu'il portait tout en lui. C'est pourquoi, quand nous l'écoutions, nous percevions non seulement son idée exposée en mots vivants, toujours adroits, à sa manière, c'est tout Schumayer en action que nous voyions dans un effort suprême captant l'esprit de son auditoire.
Lorsque vous vous imaginez se tenant debout derrière le dos de cette splendide figure faite d'énergie et d'audace cette autre sombre figure du meurtrier social-chrétien, un browning dans la mains, le sens tragique de ce qui c'est produit vous secoue de la tête aux pieds.
Nous laisserons de côté la question des motivations directes qui ont guidées le meurtrier. Mais qu'était ce malheureux, non pas l'individu, mais en tant que type que nous connaissons vraiment : c'était un prolétaire un renégat, un transfuge de classe. Il n'a pas voulu se joindre à sa classe sur sa grande route historique. C'est parmi les forces historiquement hostiles, l'état, l'église et le capital, dont l'existence s'est érigée sur l'asservissement physique et l'abêtissement spirituel des masses que le meurtrier a cherché des alliés contre sa classe quand cette dernière s'efforçait de lui imposer sa discipline collective. Les préjugés archaïques qui entourent le berceau du prolétariat, les instincts de servilité et l'égoïsme misérable se rencontrent ensemble chez ce renégat - il personnifie le pire de tout le passé des masses de même que Schumayer personnifie les meilleurs côtés de leur avenir. Et dans une sauvagerie frénétique ce sombre passé d'esclave resurgit contre l'avenir.
Qui sait ? Peut-être que la suppuration d'une blessure intérieure et la conscience de l'apostasie vivaient dans ce scélérat; et qu'ajoutées au mépris de soi elles se transformèrent en une haine aveugle et une jalousie mortelle pour tout ce qui était beau et élevé dans le mouvement socialiste : son mépris de toutes superstitions, son affranchissement de tous les instincts serviles, son courage moral, sa certitude tranquille de la victoire. La haine sauvage, elle, a déchargé le browning.
Ce que les gardiens de l'ordre et de la loi feront de l'assassin, qui se considère lui-même comme un gardien de l'ordre et de la loi bien-sûr, cela ne fait pour nous en fin de compte aucune différence. Dans cette voie nous ne trouverons aucune satisfaction morale. Il ne nous reste qu'à enterrer ce corps avec les morts. Mais Franz Schumayer reste avec nous. Nous enterrons seulement ce qui était mortel en lui. Mais son esprit lui, vit dans nos cœurs — l'esprit irréconciliable de la tribune révolutionnaire.