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Paru dans Nache Slovo n° 137 - 14 juin 1916 |
Du patriotique !
14 juin 1916
A l'ouverture de la Douma au Palais de Tauride, apparut le tzar lui-même, ce qui a suscité tant de propos byzantins dans la presse nationale et dans celle des «démocraties occidentales», que nos descendants jusqu'à la septième génération en auront la nausée!
«Désormais personne n'osera plus appeler la Douma, la fosse à crocodiles !» déclara Khvostov aux journalistes, en savourant la lune de miel de sa carrière; Cela n'empêcha pas celui qui a fait surgir Khvostov du néant, de distribuer des fonds aux journaux et aux organisations qui attaquent la Douma. Rousskoe Znamia (c'est vainement que la presse libérale le nomme «prussien», car il est réellement nôtre et national) recommande de pendre tous les députés du Bloc libéral et ne craint pas, par l'affichage d'un tel programme, de susciter l'ire de son maître. Cette «dualité» visible donne au processus de la rénovation russe un caractère tant soit peu hardi ! «Que c'est divertissant», aurait pu répondre le petit garçon sans pantalon au gosse allemand, si toutefois on consentait, à l'heure présente, à les laisser dialoguer.
Le ministre Khvostov déploie une activité éblouissante. Il donne des interviews deux fois par jour, il a ouvert, de concert avec la dame d'honneur Madame Dezobry, des coopératives, il a recommandé le manifeste de Plékhanov, a accru les lois de la demande et a déjeuné au buffet de la Douma. Il semblerait que notre homme ait tout fait. Mais il s'avérerait que Khvostov ait accompli dans le silence son travail le plus important; le ministre de l'intérieur s'est Occupé d'organiser le complot contre Raspoutine, et peut-être d'autres encore. Les journaux russes nous donnent cinq versions différentes des commentaires de Khvostov. Mais les personnages agissants sont bien les mêmes : le ministre, un journaliste, un ingénieur, un Juif illettré sans droit de résidence dans la capitale mais se réfugiant chez les «crocodiles» fonctionnaires, des «mademoiselle», des dignitaires de l'église, des «p...», etc., etc. Bieletsky, ex-acolyte de Khvostov, raconte aux reporters que son patron penchait fortement pour les assassinats à la mode de Venise et les agressions «au coin des rues». Résultat de ce penchant, Khvostov a quitté le ministère sans terminer sa lutte intérieure contre l'agresseur allemand.
Jusqu'ici, à notre connaissance, l'ex-ministre qui avait remis 60.000 roubles à Rjevsky, soustraits à un budget dont «l'esprit» est approuvé par Plekhanov, ne figure pas sur la liste des prisonniers d'Etat.
Le sort de Soukhomlinov, qui coule des jours paisibles, doit renforcer l'opinion de Khvostov : le premier n'employa le même Rjevsky qu'avec des desseins à l'échelle mondiale. Il parait que le fameux article provocateur et officieux paru dans les Informations boursières, «Nous sommes prêts», et qui jeta la confusion dans le monde entier, avait été rédigé par Rjevsky sous la dictée de Soukhomlinov et en présence du colonel Miassoiédov, depuis condamné pour pillage. Tout ceci fut raconté par Khvostov aux journalistes. Incroyable ! Mais divertissant, non ? Ces super-vantards ont tâté de la politique mondiale. Et... Kant... qui a mouché le nez de l'impératif catégorique ? Soukhomlinov qui a vendu tout ce qu'il savait ! Miassoiédov ? Impossible de répondre à la question. Russie, Russie où vas-tu donc ?
Et si une destinée heureuse te faisait marcher de pair avec les démocraties occidentales «pour le droit et la justice», que viennent faire ici les Rjevsky, les Khvostov, les Soukhomlinov ?... «Aucune réponse.»
Sur ces entrefaites, se retire le ministre de la Guerre Polivanov, applaudi «à mort» par la Douma, et alors apparaît Chouvaiév. On ne sait pas qui écrira sous la dictée du nouveau ministre, et déjà la presse libérale pleurniche en silence, étreinte d'un pressentiment... C'est affreux !
C'est affreux ! gémissent les députés libéraux, car au beau milieu de l'unité nationale, voici Rjevsky qui se contorsionne et, à la lueur des chandeliers, on perçoit sur son visage les perspectives historiques du Bosphore et des Dardanelles. «Que voulez-vous, Messieurs le Pouvoir ou les Détroits ?» leur demande Markov n°II. «Non, répond Choulgine au nom du Bloc libéral, nous voulons simplement des ministères dont les journaux n'écriront pas ce qu'ils écrivent maintenant.» «S'il faut organiser la Russie pour la victoire (Milioukov reprend le dialogue), il faudrait l'organiser pour la révolution, nous dirions plutôt il vaut mieux la laisser pendant la guerre comme elle était...» «Comme elle était...» Rjevsky le faussaire et le tricheur Khvostov avec ses sbires vénitiens, Soukhomlinov et Miassoiédov oui ces gens-là, mais non la Révolution. En pleine consciencê de son désarroi politique, la presse libérale geint doucement.
L'esprit de Rjevsky règne tout-puissant sur le chaos national. La vie sociale est en plein désordre. Rjevsky fait le commerce des wagons et soumet les villes et les provinces à un blocus tel que seules les flottes réunies de la France et de l'Angleterre pourraient en rêver. Les ministres et les gouverneurs se succèdent comme des ombres déformées fantastiquement sur l'écran national.
Russie, Russie où cours-tu si furieusement ? Toi, la Russie du 3 juin ? A la catastrophe, répond l'écho de Pétersbourg.
Nache Slovo n° 137 - 14 juin 1916.
Neue Zeit et Kampf étaient des journaux de la social-démocratie allemande et autrichienne