L. Trotsky : Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? (Préface) - 7.11.1925

1925



Léon Trotsky

Préface à l'édition allemande de Vers le capitalisme ou vers le socialisme ?

7 novembre 1925


Dans ce petit livre, on tente d'expliquer les phases principales de notre processus économique. Les difficultés d'une telle analyse résultent des tournants brusques dont est faite la marche de notre développement. Quand un mouvement se fait en ligne droite, deux points suffisent à déterminer sa direction. Mais quand le développement décrit à un tournant une courbe compliquée, il est difficile de le juger en isolant certains espaces de temps.

Nos adversaires ont déjà prononcé plusieurs fois des jugements infaillibles, longtemps avant le huitième anniversaire de la Révolution d'octobre. Ces jugements se font dans les deux sens ; les uns disent qu'en construisant l'économie socialiste, nous ruinons le pays, et les autres affirment qu'en développant les forces de production nous aboutissons en réalité au capitalisme.

Le premier genre de critique est significatif de la manière de penser de la bourgeoisie. Le deuxième genre de critique appartient à la social-démocratie, c'est-à-dire à la pensée bourgeoise masquée de socialisme. Il n'y a pas de limites précises entre ces deux genres de critiques, et souvent, en bons voisins, ils échangent les armes que constituent ces arguments et s'en aperçoivent à peine tant ils sont ivres de la « guerre sainte » contre la « barbarie communiste ».

J'espère que ce petit livre montrera au lecteur sans préjugés que tous deux sont de mauvaise foi, aussi bien les grands bourgeois sans voile que les petits bourgeois qui se font passer pour socialistes. Ils mentent en prétendant que les bolcheviks ont ruiné la Russie. Des faits absolument incontestés témoignent que dans la Russie ravagée par la guerre impérialiste et bourgeoise, les forces de production de l'industrie et de l'agriculture approchent du niveau d'avant-guerre, qui sera atteint dans l'année courante. Ceux qui disent que le développement des forces de production va dans la direction du capitalisme, mentent.

Dans l'industrie, les transports, le commerce, le système de finances et de crédit, le rôle de l'économie d'Etat ne s'amoindrit pas à mesure que les forces de production augmentent, mais il grandit, au contraire, à l'intérieur de l'économie totale du pays. Ce mouvement est indubitablement enregistré par des chiffres et des faits.

Dans l'agriculture, la situation est beaucoup plus compliquée. Et pour un marxiste cette situation n'est pas inattendue ; la transition de l'économie paysanne « atomisée » à l'agriculture socialiste n'est imaginable qu'après une série d'étapes victorieuses dans la technique, l'économie et la culture. Que la puissance reste entre les mains de la classe qui veut mener la Société au socialisme et qui devient de plus en plus capable d'influencer la population paysanne au moyen de l'industrie d'Etat, en élevant le degré de la technique de l'agriculture et en créant ainsi le point de départ pour l'agriculture collective, voilà la condition fondamentale de cette transition. Il est inutile de dire que nous n'avons pas encore accompli cette tâche ; nous en sommes à créer les conditions dans lesquelles elle pourra peu à peu être remplie d'une manière conséquente. Mais ce qui est grave, c'est que ces conditions elles-mêmes développent de nouvelles contradictions, de nouveaux dangers. En quoi consistent-ils ?

L'Etat fournit aujourd'hui 4/5 de la production industrielle de notre marché intérieur. Un cinquième à peu près est fourni par des producteurs privés, c'est-à-dire surtout par les petits établissements d'artisans. Les chemins de fer et la navigation sont entre les mains de l'Etat dans la proportion de 100%. Le commerce d'Etat et le commerce syndiqué comprennent aujourd'hui à peu près les trois quarts du roulement commercial. L'Etat réalise à peu près 95% du commerce extérieur.

Les institutions de crédit sont aussi monopolisées et centralisées par l'Etat. Mais à ces « trusts » d'Etat puissants et fermés s'opposent 22 millions d'exploitations paysannes. La liaison de l'économie d'Etat et de l'économie paysanne - avec l'accroissement général des forces de production — représente donc le problème social principal de la construction socialiste de notre pays.

Sans l'accroissement des forces de production, il ne peut pas être question de socialisme. Au niveau de culture et d'économie que nous avons atteint actuellement, le développement des forces de production n'est possible que si l'intérêt personnel des producteurs est compris dans le système de l'économie sociale.

Chez les ouvriers d'industrie, ce besoin est rempli grâce au rapport entre les salaires et la productivité du travail. De cette manière, on a déjà obtenu de grands résultats. Chez le paysan, l'intérêt personnel résulte déjà du fait qu'il anime une économie privée et qu'il travaille pour le marché. Mais cette circonstance créée aussi des difficultés. Les inégalités des salaires, aussi grandes soient-elles, n'introduisent pas de différenciation sociale dans le prolétariat, les ouvriers restent des ouvriers des usines d'Etat. Il n'en est pas de même avec la paysannerie. Le travail que les 22 millions d'exploitations paysannes (parmi lesquelles les propriétés d'Etat soviétique, les exploitations paysannes collectives et les « communes » paysannes forment actuellement une minorité insignifiante) fournissent au marché, aboutit inévitablement au fait qu'à un pôle de la masse paysanne se créent des exploitations non seulement riches, mais tout à fait usurières, tandis qu'à l'autre pôle une partie des paysans moyens se transforme en paysans pauvres, et ces derniers en ouvriers agricoles. Lorsque le gouvernement soviétique, sous la direction de notre Parti, institua la Nouvelle Politique Economique et étendit ensuite son champ d'action à la campagne, il connaissait aussi bien ces conséquences sociales inévitables du système du marché, que les dangers politiques qui lui sont inhérents. Cependant ces dangers ne nous apparaissent pas comme une fatalité inévitable, mais comme des problèmes qu'il s'agit d'étudier attentivement dans chacune de leurs phases et de résoudre pratiquement.

Il serait évidemment impossible d'écarter les dangers si l'économie de l'Etat abandonnait ses positions dans l'industrie, dans le commerce et les finances, tandis qu'en même temps la différenciation des classes au village s'accentuerait. Car dans ce cas, le capital privé pourrait renforcer son influence sur le marché, surtout sur le marché paysan, accélérer le processus de différenciation au village et pousser de cette façon le développement économique entier dans une voie capitaliste [Note - Ce sont ces dangers qui se sont accentués au cours de l'année 1927]. Voilà justement la raison pour laquelle il est tellement important pour nous de savoir d'abord dans quelle direction se déplacent les rapports de force des classes dans le domaine de l'industrie, des transports, des finances, du commerce intérieur et extérieur. La supériorité croissante de l'Etat socialiste dans tous les domaines cités (ce qui est incontestablement démontré par la commission de plan de d'Etat) crée des relations tout à fait différentes entre la ville et la campagne. Notre Etat tient bien trop solidement en mains la direction de l'économie pour que l'accroissement des tendances capitalistes et semi-capitalistes de l'agriculture puissent déborder dans un proche avenir. Gagner du temps dans cette question, c'est gagner tout.

Dans la mesure où, dans notre économie, il y a lutte entre des tendances socialistes et des tendances capitalistes (et le caractère de la NEP est formé aussi bien par la collaboration que par l'action contradictoire de ces tendances), dans cette mesure on peut dire que l'issue de la lutte dépend de l'allure du développement de ces deux tendances. En d'autres termes, si l'industrie d'Etat se développait plus lentement que l'agriculture, si celle-ci divisait avec une accélération toujours croissante ces couches diamétralement opposés de fermiers capitalistes « en haut » et de prolétaires « en bas » alors un tel processus conduirait naturellement à la restauration du capitalisme.

Mais que nos ennemis essaient donc de prouver que cette perspective est inévitable. Même s'ils s'y prennent beaucoup plus adroitement que le pauvre Kautsky (ou Macdonald), ils se brûleront les doigts. La perspective à laquelle nous venons de faire allusion est-elle donc exclue ? Théoriquement elle ne l'est pas. Si le parti dirigeant commettait une faute après l'autre, aussi bien dans la politique que dans l'économie, si elle ralentissait ainsi la croissance de l'industrie qui s'accroît en ce moment d'une manière très encourageante, si elle se laissait enlever le contrôle du processus politique et économique au village, alors naturellement la cause du socialisme serait perdue dans notre pays. Mais pour émettre notre pronostic nous n'avons pas besoin de partir de suppositions pareilles. Comment on perd le pouvoir, comment on livre les acquisitions du prolétariat, comment on travaille pour le capitalisme, tout cela Kautsky et ses amis l'ont admirablement enseigné après le 9 novembre 1918. Personne n'a rien à ajouter à cela.

Nous avons d'autres tâches, d'autres buts, d'autres méthodes. Nous voulons montrer comment on maintient et on consolide le pouvoir acquis et comment on doit remplir la forme de l'Etat prolétarien avec le contenu économique du socialisme. Nous avons toutes les raisons d'être sûrs qu'avec une direction juste la croissance de l'industrie dépassera le processus de différenciation au village, le neutralisera et créera ainsi la base technique du collectivisme progressif de l'agriculture.

Dans les chapitres qui suivent la caractéristique statistique de la différenciation du village manque. C'est que n'existent pas encore de chiffres permettant une critique générale de ce processus [1]. Ce n'est pas tant par des défauts de notre statistique sociale que par les particularités du processus social lui-même qui se poursuit par les changements « moléculaires » de 22 millions d'exploitations paysannes. La Commission du plan d'état économique (Gosplan), dont les calculs servent de base à cet écrit, a approché de très près la problème de la différenciation économique de notre paysannerie. Les conclusions qu'elle en tirera seront publiées en temps utile, et auront sans aucun doute la plus grande importance pour les dispositions que prendra l'Etat dans le domaine des impôts, des crédits, des syndicats, etc. Mais en aucun cas ces indications ne pourront changer la perspective fondamentale esquissée dans cet écrit.

Il est clair que cette perspective est très étroitement liée, économiquement et politiquement, au sort de l'Occident et de l'Orient. Chaque pas en avant du prolétariat mondial, chaque succès des peuples coloniaux opprimés nous fortifie matériellement et moralement et rapproche l'heure de la victoire générale.

Kislowodsk, le 7 novembre 1925, huitième anniversaire de la Révolution d'octobre.


Notes

[1] Nous possédons maintenant des statistiques sur la différenciation des classes à la campagne. (Rapport de Rykov à la 15° Conférence).

On a en % du nombre total des paysans :

Années

1922

1925

Surfaces cultivées

6,9

4,2

Terres allant jusqu'à 2 déciatines

46

33

De 2 à 10 déciatines

45,9

59,5

Au-dessus de 10 déciatines

1,2

3,3

La concentration des terres se fait entre les mains des paysans riches et moyens utilisant la prolétarisation des couches pauvres. (Pour plus de détails voir « Clarté » numéro 15 : Aspects de l'économie soviétique)


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