1934 |
Un texte essentiel à la compréhension de la ligne trotskyste de "gouvernement des partis ouvriers sans représentant de la bourgeoisie".
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Œuvres - janvier 1934
Le révisionnisme et le plan
Camarades,
Inutile de vous dire que, ces derniers jours, j'ai étudié avec la plus grande attention les journaux, revues, procès‑verbaux et lettre que vous avez envoyés [1]. Grâce à un excellent choix de matériel, j’ai pu en relativement peu de temps être informé sur l'ensemble de la question et sur l'essentiel des divergences qui se sont dans notre organisation. Le caractère strictement principiel de votre discussion, dénuée de toute outrance personnelle, donne l’impression la plus favorable quant à l'état d'esprit et son niveau moral‑politique. Il me reste à souhaiter de tout cœur que cet état d'esprit soit non seulement préservé et renforcé dans la section belge, mais qu'il en arrive à prévaloir dans nos sections sans exception.
Les remarques que je souhaite faire sur la question en discussion elle-même ne peuvent prétendre être complètes. Je suis éloigné du théâtre de l'action. Des facteurs aussi importants que l'état d’esprit des masses ne peuvent être appréhendés à travers seulement des rapports de presse et des documents ; il faut prendre le pouls des réunions ouvrières, ce qui est, hélas, hors de ma portée. Cependant, dans la mesure où il s'agit de faire des suggestions sur le terrain des principes, la position d'un observateur de l'extérieur peut avoir peut-être certains avantages, puisqu'elle lui permet de se dégager des détails et de se concentrer sur l'essentiel.
Je dois en venir maintenant au sujet lui-même.
D'abord ‑ et je considère que c'est la question centrale - je ne vois aucune raison pour que vous retiriez votre mot d'ordre « Le parti ouvrier belge au pouvoir ! » [2]. Quand nous avons pour la première fois lancé ce mot d'ordre, nous avions pleine conscience du caractère de la social-démocratie belge, qui ne veut pas se battre et ne sait pas se battre, et qui, pendant plusieurs décennies, a joué le rôle d'un frein de la bourgeoisie sur la locomotive prolétarienne, qui a peur du pouvoir en dehors d'une coalition, car elle a besoin d'alliés bourgeois pour pouvoir refuser les revendications des ouvriers.
Nous savons tout cela. Mais nous savons également que non seulement le régime capitaliste dans son ensemble, mais aussi son appareil parlementaire d'Etat, sont entrés dans une période de crise aiguë qui porte en elle la possibilité de modifications (relativement) rapides de l'état d'esprit des masses, comme celle d'une succession rapide de combinaisons parlementaires et gouvernementales. Si l'on prend en considération le fait que la social-démocratie belge, avec les syndicats réformistes, domine totalement le prolétariat, que la section belge du Comintern est tout à fait insignifiante [3] et l'aile révolutionnaire très faible, il devient clair que l'ensemble de la situation politique doit suggérer au prolétariat l'idée d'un gouvernement social‑démocrate.
Nous avons auparavant estimé que la réalisation d'un tel gouvernement constituerait incontestablement un pas en avant. Non bien entendu dans le sens que le gouvernement des Vandervelde, De Man et compagnie serait capable de jouer quelque rôle positif que ce soit dans le remplacement du capitalisme par le socialisme, mais dans ce sens que, dans les conditions données, l'expérience d'un gouvernement social-démocrate serait d'une importance positive pour le développement révolutionnaire du prolétariat. Le mot d'ordre de gouvernement social-démocrate est ainsi calculé non pour quelque conjoncture exceptionnelle, mais pour une période politique plus ou moins longue. Nous ne pourrions abandonner ce mot d'ordre que si la social‑démocratie ‑ avant son arrivée au pouvoir ‑ commençait à s'affaiblir considérablement, à perdre son influence au profit d'un parti révolutionnaire ; mais aujourd'hui, hélas, une telle perspective est purement théorique. Ni la situation politique générale, ni le rapport des forces à l'intérieur du prolétariat ne permettent de retirer le mot d'ordre du « pouvoir à la social-démocratie ».
Le plan de De Man, emphatiquement appelé le « Plan du Travail » (il serait plus juste de l'appeler « Plan pour abuser les travailleurs »), ne peut certainement pas nous conduire à abandonner le mot d'ordre politique central de cette période. Le « Plan du Travail » sera un instrument nouveau ‑ ou rénové - du conservatisme bourgeois-démocratique (ou même semi-démocratique). Mais toute l'affaire réside en ce que l'extrême acuité de la situation, l'imminence des dangers qui menacent l'existence de la social‑démocratie elle‑même, la forcent, contre sa propre volonté, à s'emparer de cette arme à double tranchant, aussi peu sûre qu'elle soit du point de vue du conservatisme démocratique.
L'équilibre dynamique du capitalisme est à jamais détruit ; celui du système parlementaire est en train de craquer et de crouler. Et finalement ‑ c'est un maillon de la même chaîne ‑ l'équilibre conservateur du réformisme, forcé de dénoncer publiquement le régime bourgeois pour pouvoir le sauver, commence à être ébranlé. Une telle situation est riche de grandes possibilités révolutionnaires ‑ ainsi que de dangers. Nous ne devons pas retirer le mot d'ordre « le pouvoir à la social‑démocratie », mais, au contraire, lui donner un caractère d'autant plus militant et tranchant.
Entre nous, il n'est pas nécessaire de dire que ce mot d'ordre ne doit pas comporter une ombre d'hypocrisie, de faux-semblant, d'atténuation des contradictions, de diplomatie, de confiance, prétendue ou réelle. Que les social‑démocrates de gauche se servent du beurre et du miel, dans l'esprit de Spaak [4]. Nous utiliserons, comme avant, le vinaigre et le poivre.
Dans le matériel qui m'a été envoyé est exprimée l'idée que les masses ouvrières sont absolument indifférentes au « Plan du Travail » et, de façon générale, sont en état de dépression, et que, dans ces conditions, le mot d'ordre du « pouvoir aux social-démocrates » ne peut qu'engendrer des illusions et provoquer ultérieurement la déception. Incapable, d'ici, de me faire une idée claire de l'état d'esprit des différentes couches et groupes du prolétariat belge, j'admets pleinement cependant la possibilité d'un certain épuisement nerveux et d'une certaine passivité des ouvriers. Mais, tout d'abord, cet état d'esprit n'est pas définitif ; il est sans doute plus proche de l'expectative que du désespoir. Aucun d'entre nous ne pense, bien entendu, que le prolétariat belge soit déjà incapable de lutter dans les années qui viennent. Il y a, à l'intérieur du prolétariat, de nombreux courants d'amertume, de haine et de ressentiment, et ils cherchent une issue. Pour échapper à la ruine, la social‑démocratie a besoin d'un certain mouvement des ouvriers. Elle doit faire peur à la bourgeoisie pour la rendre plus agréable. Elle est certainement mortellement effrayée à l'idée que ce mouvement puisse lui passer par-dessus la tête. Mais, avec l'insignifiance absolue du Comintern, la faiblesse des groupes révolutionnaires, et sous l'impression toute fraîche de l'expérience allemande, la social‑démocratie attend le danger immédiat, non de la gauche, mais de la droite. Sans ces préconditions, le mot d'ordre du « pouvoir à la social‑démocratie » n'aurait pas de sens.
Aucun d'entre nous n'a jamais douté que le « plan » De Man et l'agitation de la social‑démocratie autour de lui sèmeraient des illusions et provoqueraient des déceptions. Mais la social-démocratie, avec son influence sur le prolétariat et son plan, avec son congrès de Noël et son agitation, sont des faits objectifs : nous ne pouvons ni les supprimer, ni passer par‑dessus. Notre tâche est double : d'abord, expliquer aux ouvriers d'avant‑garde la signification politique du « plan », c'est‑à‑dire dévoiler les manœuvres de la social‑démocratie à toutes les étapes ; deuxièmement, démontrer en pratique à des cercles ouvriers, plus larges si possible, que, dans la mesure où la bourgeoisie essaie de placer des obstacles à la réalisation du plan, nous combattons la main dans la main avec les ouvriers pour les aider à faire cette expérience.
Nous partageons les difficultés de la lutte, mais pas les illusions. Notre critique des illusions ne doit pas cependant accroître la passivité des ouvriers et leur fournir une justification pseudo-théorique, mais, au contraire, les pousser en avant [5]. Dans ces conditions, l'inévitable déception, à cause du « Plan du Travail », ne signifiera pas l'accroissement de la passivité, mais au contraire le passage des ouvriers vers la voie révolutionnaire.
Je consacrerai dans les prochains jours un article particulier au « plan » lui-même. Du fait de l'urgence de cette lettre, je suis contraint de me limiter ici à quelques mots sur ce sujet. D'abord je considère qu'il est faux de lier le « plan » à la politique économique du fascisme [6]. Dans la mesure où le fascisme met en avant ‑ avant la prise du pouvoir ‑ le mot d'ordre de nationalisation en tant que moyen de lutter contre le « super‑capitalisme », il ne fait que piller la phraséologie du programme socialiste. Il y a dans le plan De Man ‑ avec le caractère bourgeois de la social‑démocratie ‑ un programme de capitalisme d'État que la social-démocratie elle-même fait passer pour le début du socialisme, et qui peut réellement devenir le début du socialisme, en dépit de, et contre l'opposition de la social‑démocratie.
Dans les limites du programme économique (« Plan du Travail »), nous devons, à mon avis, mettre en avant les trois points suivants :
1 ‑ Sur le rachat. Si l'on prend la question d'un point de vue abstrait, la révolution socialiste n'exclut aucune espèce de rachat de la propriété capitaliste. A une époque, Marx exprimait l'idée qu'il serait bon de « rembourser cette bande » (les capitalistes). Avant la guerre mondiale, c'était encore plus ou moins possible. Mais, si l'on prend en considération l'actuel bouleversement du système économique national et mondial et la paupérisation des masses, on voit que l'indemnisation constitue une opération ruineuse qui ferait porter au régime dès le début un fardeau absolument intolérable. On peut et on doit montrer ce fait à tous les ouvriers, chiffres en main.
2 ‑ En même temps que l'expropriation sans indemnité, nous devons mettre en avant le mot d'ordre du contrôle ouvrier. Quoi qu'en dise De Man, nationalisation et contrôle ouvrier ne s'excluent pas du tout l'un l'autre. Même si le gouvernement était tout à fait à gauche et animé des meilleures intentions, nous serions pour le contrôle des ouvriers sur l'industrie et le commerce ; nous ne voulons pas d'une administration bureaucratique de l'industrie nationalisée ; nous exigeons la participation directe des ouvriers eux-mêmes au contrôle et à l'administration par les comités d'entreprise, les syndicats, etc. C'est seulement de cette façon que l'on peut poser les fondations de la dictature prolétarienne dans l'économie.
3 ‑ Le « plan » ne dit rien sur la propriété terrienne en tant que telle. Là, il nous faut un mot d'ordre adapté aux ouvriers agricoles et aux paysans les plus pauvres. J'essaierai de traiter à part de cette question.
Il faut maintenant en venir au côté politique du « plan ». Deux questions sont naturellement au premier plan ici : 1) la méthode de lutte pour la réalisation du « plan » (en particulier la question de la légalité et de l'illégalité), et 2) l'attitude vis-à-vis de la petite bourgeoisie des villes et des villages.
Dans son discours programmatique publié dans l'organe des syndicats, De Man repousse catégoriquement la lutte révolutionnaire (grève générale et insurrection). Peut‑on attendre autre chose de ces gens ? Quelles que soient les réserves individuelles ou les modifications destinées surtout à consoler les jobards de gauche, la position officielle du parti demeure celle du crétinisme parlementaire. C'est selon cette ligne qu'il nous faut diriger les coups principaux de notre critique ‑ non seulement contre le parti dans son ensemble, mais aussi contre son aile gauche. Cet aspect de la question ‑ de la méthode de la lutte pour les nationalisations est souligné avec une égale précision et de façon juste par les deux parties dans notre discussion, aussi n'ai‑je pas besoin de la traiter plus longuement.
Je voudrais seulement soulever un « petit » point. Ces gens-là peuvent-ils sérieusement penser à la lutte révolutionnaire quand au fond du cœur ils sont des... monarchistes ? C'est une grosse erreur de penser que le pouvoir du roi en Belgique est une fiction. D'abord cette fiction coûte de l'argent et il faudrait s'en débarrasser, ne fût‑ce que pour des raisons économiques. Mais ce n'est pas l'aspect principal de la question. En temps de crise sociale, les fantômes prennent souvent chair et sang. Le rôle qu'a joué en Allemagne sous nos yeux Hindenburg [7], le palefrenier de Hitler, peut très bien être joué par le roi des Belges, imitant en cela l'exemple de son collègue italien. Une série de gestes du roi des Belges [8] au cours de la dernière période indique clairement cette voie. Qui veut lutter contre le fascisme doit commencer par lutter pour la liquidation de la monarchie. Nous ne permettrons pas à la social‑démocratie, sur cette question, de se cacher derrière toutes sortes de trucs et de réserves.
Poser les questions de stratégie et de tactique de façon révolutionnaire ne signifie cependant absolument pas que notre critique ne devrait pas aussi suivre la social‑démocratie jusque dans son refuge parlementaire. De nouvelles élections ne doivent avoir lieu qu'en 1936 ; jusqu'à ce moment, l'alliance des réactionnaires capitalistes et de la faim peut briser plus de trois fois le cou de la classe ouvrière. Nous devons poser la question de la façon la plus abrupte aux ouvriers social‑démocrates. Il n'existe qu'un moyen d'accélérer la tenue de nouvelles élections : rendre impossible le fonctionnement du parlement actuel par une opposition résolue qui se traduise par l'obstruction parlementaire. Vandervelde, De Man et compagnie doivent être cloués au pilori, non seulement parce qu'ils ne développent pas la lutte révolutionnaire extraparlementaire, mais aussi parce que leur activité parlementaire ne sert absolument pas à préparer et à rapprocher la réalisation de leur propre « Plan du Travail ». Il faut arriver à faire clairement comprendre les contradictions et l'hypocrisie dans ce domaine à l'ouvrier social‑démocrate moyen qui ne s'est pas encore élevé jusqu'à la compréhension des méthodes de la révolution prolétarienne.
La question de l'attitude vis-à-vis des classes intermédiaires n'est pas d'une importance moindre. Ce serait de la folie que d'accuser les réformistes de se situer dans la « voie du fascisme » parce qu'ils cherchent à gagner la petite bourgeoisie [9]. C'est là l'une des conditions essentielles pour le succès total de la révolution prolétarienne. Mais, comme dit Molière, il y a fagots et fagots. Un marchand ambulant ou un petit paysan sont des petits-bourgeois, mais un professeur, un fonctionnaire officiel portant un insigne distinctif, un mécanicien moyen, sont aussi des petits-bourgeois. Il nous faut choisir entre eux. Le parlementarisme capitaliste ‑ et il n'en existe pas d'autre ‑ conduit à MM. les Juristes, les Fonctionnaires, les Journalistes, apparaissant comme les représentants patentés des artisans, des marchands ambulants, des petits employés et des paysans semi‑prolétarisés qui souffrent tous de la faim. Et le capital financier mène par le bout du nez ou se contente de corrompre les parlementaires de ce milieu des juristes, des fonctionnaires et des journalistes petits‑bourgeois.
Quand Vandervelde, De Man et compagnie parlent d'attirer la petite-bourgeoisie au « plan », ils pensent non aux masses, mais à leurs « représentants » patentés, c'est‑à‑dire aux agents corrompus du capital financier. Quand nous parlons de gagner la petite bourgeoisie, nous pensons à la libération des masses exploitées et submergées vis-à-vis de leurs représentants politiques occupés à « faire de la diplomatie ». Face à la situation désespérée des masses petites‑bourgeoises de la population, les anciens partis petits-bourgeois (démocrates, catholiques et autres) éclatent sous toutes les coutures. Le fascisme l'a compris. Il n'a pas cherché et ne cherche aucune alliance avec les « dirigeants » faillis de la petite-bourgeoisie, mais arrache les masses à leur influence, c'est‑à‑dire qu'il réalise à sa façon et dans les intérêts de la réaction le travail même que les bolcheviks ont accompli en Russie dans les intérêts de la révolution. C'est précisément de cette façon que la question se présente également en Belgique. Les partis petits‑bourgeois, ou les flancs petits-bourgeois des grands partis capitalistes sont voués à disparaître avec le parlementarisme qui constitue pour eux l'étape nécessaire. Toute la question est de savoir qui conduira les masses petites‑bourgeoises opprimées et déçues, le prolétariat sous une direction révolutionnaire ou l'agence fasciste du capital financier.
De la même façon que De Man ne veut pas de lutte révolutionnaire du prolétariat et craint une politique d'opposition courageuse au parlement qui pourrait conduire à une lutte révolutionnaire, de même il ne veut pas, il craint, une lutte véritable pour les masses petites‑bourgeoises. Il comprend très bien que, dans leurs profondeurs, sont dissimulées des réserves de protestation, d'amertume et de haine qui pourraient bien se transformer en passions révolutionnaires et en dangereux « excès », c'est-à‑dire en révolution. Au lieu de cela, ce que De Man recherche, ce sont des alliés au parlement, des démocrates défraîchis, des catholiques, des parents de droite dont il a besoin comme rempart contre des excès révolutionnaires possibles de la part du prolétariat. Nous devons savoir comment éclairer cet aspect de la question pour les ouvriers réformistes à travers l'expérience quotidienne des faits. Pour une union révolutionnaire étroite du prolétariat avec les masses petites-bourgeoises opprimées de la ville et du village, mais contre une coalition gouvernementale avec les représentants politiques de la petite bourgeoisie qui la trahissent !
Quelques camarades expriment l'opinion que le fait même que la social-démocratie présente son « Plan du Travail » doit secouer les classes intermédiaires et, avec la passivité du prolétariat, faciliter le travail du fascisme. Bien sûr, si le prolétariat ne se bat pas, le fascisme vaincra. Mais ce n'est pas du « plan » que ce danger découle, mais de l'importance de l'influence de la social-démocratie et de la faiblesse du parti révolutionnaire. La longue participation de la social‑démocratie allemande au gouvernement bourgeois [10] a pavé la voie à Hitler. L'abstention purement passive de Blum de toute participation au gouvernement [11] créera également les prémisses d'une croissance du fascisme. Finalement, l'annonce de l'attaque contre le capital financier sans une lutte révolutionnaire de masse correspondante accélérera inévitablement le travail du fascisme belge. Ce n'est donc pas du « plan » qu'il s'agit ; mais du rôle traître joué par la social‑démocratie et du rôle fatal de l'Internationale Communiste. Dans la mesure où la situation générale, et en particulier le destin de la social-démocratie allemande, impose à sa petite sœur de Belgique une politique de « nationalisation », ce fait, avec les dangers anciens, ouvre de nouvelles possibilités révolutionnaires. Ce serait la pire erreur que de ne pas les voir. Nous devons apprendre à battre l'ennemi avec ses propres armes [12].
On ne peut utiliser les conditions nouvelles qu'à condition de continuer à dresser les ouvriers contre le danger fasciste. Pour pouvoir réaliser quelque plan que ce soit, il faut que les organisations ouvrières se maintiennent et se renforcent. Il faut donc d'abord les défendre contre les bandes fascistes. Ce serait la pire stupidité que d'espérer qu'un gouvernement démocratique, même conduit par la social‑démocratie, pourrait protéger du fascisme les ouvriers, par un décret qui interdirait aux fascistes de s'organiser , de s'armer, etc. Aucune mesure de police ne servira à rien si les ouvriers eux-mêmes n'apprennent pas à s'occuper des fascistes. L'organisation de la défense prolétarienne, la création de la milice ouvrière, est la première tâche et elle ne peut être reportée. Quiconque ne soutient pas ce mot d'ordre et ne le réalise pas en pratique ne mérite pas le nom de révolutionnaire prolétarien.
Il reste seulement à dire quelques mots de la gauche de la social-démocratie [13]. Sur ce sujet moins que tout autre, je ne veux rien dire de définitif, parce que j'ai été jusqu'à maintenant incapable de suivre l'évolution de leur groupe. Mais ce que j'ai lu ces derniers jours (une série d'articles de Spaak, son discours au congrès du parti, etc.) ne m'a pas fait bonne impression.
Quand Spaak cherche à caractériser la relation réciproque entre lutte légale et illégale, il cite... Otto Bauer comme une autorité, c'est‑à‑dire un théoricien d'une impuissance tant légale qu'illégale. « Dis‑moi qui sont tes maîtres, et je te dirai qui tu es. » Mais laissons le domaine de la théorie et tournons‑nous plutôt vers les questions politiques réelles.
Spaak a pris le « plan » de De Man comme base de la campagne et l'a voté sans aucune réserve. On peut dire que Spaak ne voulait pas fournir à Vandervelde et compagnie l'occasion d'aller jusqu'à la scission, c'est‑à-dire d'exclure du parti l'aile gauche, faible et encore inorganisée ; Spaak a reculé plutôt que de sauter. Peut‑être étaient‑ce là ses intentions, mais, en politique, ce n'est pas d'après les intentions qu'on juge, mais d'après les actions. L'attitude prudente de Spaak à la conférence, son engagement de lutter avec une totale détermination pour l'application du « plan », ses déclarations sur la discipline auraient pu être compris en eux‑mêmes en considération de la position de la gauche dans le parti. Mais Spaak est allé plus loin : il a exprimé sa confiance morale en Vandervelde et sa solidarité politique avec De Man non seulement sur les objectifs abstraits du « plan », mais aussi en ce qui concerne les méthodes concrètes de lutte.
Les paroles de Spaak dans le sens : « Nous ne pouvons exiger que les dirigeants du parti nous disent publiquement quel est leur plan d'action, les forces, etc. » avaient un caractère particulièrement inadmissible. Pourquoi ne pouvons‑nous pas ? Pour des raisons confidentielles ? Mais, même si Vandervelde et De Man ont des affaires confidentielles, ce n'est pas avec les ouvriers révolutionnaires contre la bourgeoisie, mais avec les politiciens bourgeois contre les ouvriers. Et personne ne demande que les affaires confidentielles soient publiées au congrès ! Il est nécessaire de donner le plan général de mobilisation des ouvriers et la perspective de la lutte. Par sa déclaration, Spaak a effectivement aidé Vandervelde et De Man à se dérober devant la question qui concernait les questions de stratégie les plus importantes. On peut légitimement dire qu'il existe des secrets partagés entre les dirigeants de l'opposition et ceux de la majorité, contre les ouvriers révolutionnaires [14]. Le fait que Spaak a également entraîné les Jeunes Gardes socialistes [15] dans la voie de la confiance centriste ne fait qu'aggraver sa culpabilité.
La fédération de Bruxelles a présenté au congrès une résolution « de gauche » sur la lutte constitutionnelle et révolutionnaire. Cette résolution était très faible, avec un caractère légaliste et non pas politique : elle a été écrite par un juriste, non par un révolutionnaire (« Si la bourgeoisie devait violer la Constitution, alors, nous aussi... »). Au lieu de poser avec sérieux la question de la préparation de la lutte révolutionnaire, la résolution « de gauche » brandit contre la direction une menace littéraire. Mais qu'est‑ce qui s'est passé au congrès ? Après les déclarations les plus stupides de De Man, lequel, comme on le sait, considère la lutte révolutionnaire comme un mythe nuisible, la fédération de Bruxelles a humblement retiré sa résolution. Des gens qui se contentent si facilement de phrases vides et mensongères ne peuvent être considérés comme des révolutionnaires sérieux. Leur punition n'a pas tardé. Le lendemain même, Le Peuple commentait la résolution du congrès en disant que le parti se maintiendrait strictement dans les limites constitutionnelles, c'est‑à‑dire qu'il « lutterait » dans les limites que lui fixe le capital financier avec l'aide du roi, des juges et de la police. L'organe de la gauche, Action socialiste, versait pour de bon des larmes amères : quoi, hier, hier seulement, « tous » étaient unanimes vis-à-vis de la résolution de Bruxelles, pourquoi donc aujourd'hui ?... Lamentations ridicules ! « Hier » les gauches se sont fait rouler pour obtenir qu'ils retirent leur résolution. Et, « aujourd'hui », les vieux renards bureaucratiques expérimentés donnent à la malheureuse opposition une petite tape sur le nez. Bien fait ! C'est toujours ainsi que ces questions se règlent. Mais ce ne sont là que les bourgeons et les fruits viendront plus tard.
Il est arrivé plus d'une fois que l'opposition social‑démocrate développe une critique très à gauche aussi longtemps que cela ne l'engage à rien. Mais, quand arrivent les heures décisives (mouvement gréviste de masse, menace de guerre, danger de renversement du gouvernement, etc.), l'opposition abaisse tout de suite son drapeau, ouvre aux dirigeants discrédités du parti un crédit nouveau de confiance, prouvant ainsi qu'elle n'est elle-même que la chair de la chair du réformisme. L'opposition socialiste de Belgique est en train de passer à travers sa première épreuve sérieuse. Nous sommes obligés de dire qu'elle l'a complètement ratée. Il nous faut suivre attentivement et sans idées préconçues ses pas ultérieurs, sans exagérer nos critiques, sans nous perdre nous-mêmes dans des bavardages sur le « social‑fascisme », mais sans nous faire non plus aucune illusion sur les réelles capacités théoriques et de combattants de ce groupe. Pour aider les meilleurs éléments de l'opposition de gauche à avancer, il faut dire ce qui est.
Je me hâte de terminer cette lettre pour que vous l'ayez avant la conférence du 14 janvier [16] ; c'est pourquoi elle est incomplète avec peut-être une insuffisance d'exposé systématique. En conclusion, je me permets d'exprimer ma conviction, du fond du cœur, que votre discussion se terminera par une décision harmonieuse qui assurera la complète unité dans l'action. L'ensemble de la situation prédétermine une croissance sérieuse de votre organisation au cours de la prochaine période. Si les dirigeants de l'opposition social‑démocrate devaient capituler complètement, la direction de l'aile révolutionnaire du prolétariat reposerait intégralement sur vous. Si au contraire la gauche du parti réformiste devait avancer aux côtés du marxisme, vous trouveriez en elle un allié militant et un pont vers les masses. Avec une politique claire et unanime, votre succès est tout à fait certain. Vive la section belge des bolcheviks-léninistes !
Notes
[1] Le tournant de la social‑démocratie belge que constituait l'adoption du « Plan du Travail » avait fait apparaître des désaccords au sein de la section belge. Le 11 décembre 1933, Vereeken avait rédigé un article sur le « plan » et la « capitulation » de la gauche dirigée par P. H. Spaak qui avait été refusé par le comité fédéral de Charleroi. La direction de la section belge avait fait parvenir à Trotsky tous les documents de la discussion qui s'était engagée à ce moment‑là.
[2] L'article de Vereeken refusé par la direction belge se terminait ainsi : « Dans les premières phases d'une bataille de classes telle qu'une grève générale de masse, banquiers, industriels et politiciens bourgeois seront poussés à faire appel à la social-démocratie qui reste malgré tout « la plus grande force organisée de ce pays ». Un gouvernement « socialiste » aurait pour tâche d'arrêter l'élan des forces prolétariennes déchaînées. »
[3] Le parti communiste de Belgique était particulièrement faible.
[4] Paul Henri SPaak (1899‑1972), avocat, membre du parti ouvrier belge, dirigeait depuis 1932 l'hebdomadaire Action socialiste, qui rassemblait les partisans d'une gauche encore très confuse, caractérisée par un attachement à l'unité et le refus de la collaboration de classes, et qui rassemblait autant de sympathisants de l'I.C. que de socialistes critiques. Spaak avait apporté son soutien au « plan » présenté par De Man.
[5] Trotsky prend ici en compte le fait que les masses ouvrières influencées par le P.O.B. attendent effectivement des résultats du « plan » De Man. Le texte de Vereeken disait que « les objectifs du plan » étaient de réaliser « l'impuissance des masses à s'opposer réellement au fascisme » et de « saper la base sur laquelle se développe un mouvement de gauche au sein du P.O.B. qui s'orienterait de plus en plus vers des conceptions révolutionnaires ». Son point de départ était : « Tout cela est dicté au réformisme par les besoins de sa propre conservation. »
[6] Vereeken pensait en effet qu'il y avait un lien entre le programme fasciste et le « plan » De Man. Le temps et l'évolution ultérieure du personnage l'ont d'ailleurs confirmé dans cette opinion (Cf. La Guépéou dans le mouvement trotskiste, pp. 116‑122).
[7] Le président Hindenburg avait été élu en 1925, puis réélu au second tour contre Hitler en 1932. C'est lui qui, après avoir nommé Hitler chancelier, devait avaliser toutes ses décisions sans résistance.
[8] Il s'agit du roi ALBERT I° (1875‑1934), qui avait cherché en 1914 à incarner la « résistance nationale » du peuple belge et avait été surnommé le « roi-chevalier ». Il jouait incontestablement dans la vie politique belge un rôle plus important que celui que prévoyait la Constitution et imposait souvent ses vues aux chefs des partis.
[9] Vereeken écrivait que « toute aide au réformisme dans sa manœuvre criminelle » (le « plan ») aboutirait à « désarmer encore le prolétariat devant le fascisme ».
[10] Le parti social‑démocrate allemand avait participé sous la république de Weimar à bien des coalitions gouvernementales, y compris les « grandes » avec les partis de la droite bourgeoise. Dans les derniers temps il avait pratiqué la politique dite de « tolérance » des gouvernements de centre‑droit.
[11] C'est au congrès de la S.F.I.O. de 1933 que Léon Blum avait fait prévaloir contre la droite « néo‑socialiste » la position de la « non‑participation » aux gouvernements à direction radicale, laquelle n'impliquait pas pour autant une lutte réelle des socialistes contre les conséquences sociales de la crise.
[12] C'est là sans aucun doute l'idée centrale de ce texte, et du projet de Trotsky d'utiliser le plan De Man contre ses auteurs : sur ce point, la divergence avec Vereeken est totale.
[13] L'aile gauche de la social‑démocratie était avant tout représentée par Spaak et l’Action socialiste, mais aussi par les Jeunes Gardes socialistes. Vereeken considérait le ralliement de Spaak au « plan » De Man comme une trahison.
[14] Il semble que, sur ce point au moins, Trotsky était plus proche de Vereeken que de ceux qui s'opposaient à lui dans la section belge. On lit en effet dans le procès-verbal de sa direction en date du 20 décembre 1933 : « Les camarades constatent que, d'après les documents, rien ne justifie l'accusation de G. Vereeken qui affirmait... que Spaak ne préconisait plus la lutte révolutionnaire pour s'emparer du pouvoir et qu'il trompait les travailleurs en leur faisant croire, comme les chefs traîtres du P.O.B., que le "Plan De Man" pourrait être réalisé par les moyens constitutionnels » (archives Vereeken).
[15] Les Jeunes Gardes socialistes étaient l'organisation de jeunesse du P.O.B., en principe « autonome » depuis 1926. Elle avait triplé ses effectifs en deux ans, atteignant 25 000 membres en 1933, sous la direction d'un militant de la « gauche », son secrétaire général Fernand Godefroid.
[16] A l'assemblée générale du 14 janvier, les critiques de Vereeken ne furent pas retenues. On peut trouver dans cette discussion les origines de la crise qui mènera quelques mois plus tard à une scission en Belgique.