Quand Hitler envahit comme un éclair la Pologne à l’Ouest, Staline s’y glissa prudemment à l’Est. Quand Hitler, après avoir assujetti 23 millions de Polonais, proposa d’en finir avec cette guerre “inutile”, Staline prêcha, à travers ses canaux diplomatiques et son Comintern, les avantages de la paix. Quand Staline occupa des positions stratégiques dans les Pays baltes, Hitler transféra volontiers ses Allemands ailleurs [1]. Quand Staline attaqua la Finlande [2], la presse de Hitler, la seule au monde, proclama sa solidarité totale avec le Kremlin. Les orbites de Staline et de Hitler sont liées l’une à l’autre par quelque attraction interne. Quelle attraction ? Combien de temps va-t-elle durer ?
Des étoiles jumelles sont “optiques”, c’est-à-dire apparentes, ou bien “physiques”, c’est-à-dire véritablement jumelles, formant un couple dans lequel une étoile tourne autour de l’autre. Hitler et Staline sont-ils des étoiles jumelles réelles ou apparentes, dans le ciel sanglant de la politique mondiale aujourd’hui ? Et si elles sont vraiment jumelles, laquelle tourne autour de l’autre ?
Hitler lui-même ne parle qu’avec une certaine réserve du pacte durable, “réaliste”. Staline préfère fumer silencieusement sa pipe. Les politiciens et les journalistes du camp hostile représentent Staline comme l’étoile principale et Hitler comme le satellite, de manière à fomenter une querelle entre eux. Essayons d’analyser cette question complexe en ne perdant pas de vue que les orbites de la politique mondiale ne peuvent être déterminées avec autant de précision que celles des corps célestes.
Apparu bien plus tard que les puissances occidentales, le capitalisme allemand a construit l’industrie la plus avancée et la plus dynamique du continent européen, mais il a été pris de vitesse dans le premier partage du monde. “Nous repartagerons”, proclamaient en 1914 les impérialistes. Ils se trompaient. L’aristocratie mondiale s’unit contre eux et l’emporta. Aujourd’hui, Hitler souhaite répéter l’expérience de 1914 à une échelle plus grandiose. Il ne peut faire autrement. Le capitalisme allemand étouffe dans les limites de ses frontières. Le problème de Hitler est néanmoins insoluble. Même s’il gagne la guerre, il ne peut y avoir de repartage du monde en faveur de l’Allemagne. Elle est arrivée trop tard. Le capitalisme suffoque partout dans le monde. Les colonies ne veulent plus être des colonies. La nouvelle guerre mondiale donnera aux mouvements de libération des nations opprimées une impulsion formidable.
Hitler ébranle les “amitiés”, change les appréciations des nations et des gouvernements, brise les accords et les alliances, dupe ennemis et amis ; mais tout cela n’est dicté que par un unique objectif : le nouveau partage du monde. “L’Allemagne n’est pas aujourd’hui une puissance mondiale”, écrit Hitler dans Mein Kampf. Mais “l’Allemagne deviendra une puissance mondiale ou cessera d’exister”. Transformer l’Allemagne unifiée en base pour la domination européenne, transformer l’Europe unifiée en une base en vue de la domination mondiale, par conséquent pour isoler, affaiblir et soumettre l’Amérique — telle est la tâche qui est demeurée inchangée pour Hitler. Cet objectif est, pour lui, la justification du régime totalitaire qui a supprimé d’une main de fer les contradictions de classes en Allemagne.
Ce sont des traits complètement opposés qui caractérisent l’URSS. La Russie tsariste laissait un héritage de misère et d’arriération. La mission du régime soviétique n’est pas d’assurer des champs nouveaux aux forces productives, mais d’ériger des forces productives pour les anciens. Les tâches économiques de l’URSS ne nécessitent pas l’expansion de ses frontières. Le niveau de ses forces productives lui interdit une grande guerre. La puissance offensive de l’URSS.n’est pas considérable. Sa puissance défensive réside avant tout dans l’immensité de son espace.
Depuis les derniers “succès” du Kremlin, il est de mode de comparer la politique actuelle de Moscou et la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne, laquelle, en préservant sa neutralité, a maintenu en Europe un équilibre et, en même temps, conservé sa clé. Selon cette théorie, le Kremlin n’est passé du côté de l’Allemagne, en tant que puissance la plus faible, que pour rallier le camp ennemi au cas où les succès allemands deviendraient trop importants. Tout est sens dessus dessous dans cette théorie. La politique britannique traditionnelle était possible du fait de son énorme prépondérance économique sur tous les autres pays d’Europe. L’Union soviétique, au contraire, du point de vue économique, est la plus faible de toutes les grandes puissances.
En mars dernier, après des années d’une effarante fanfaronnade officielle, Staline a parlé pour la première fois au congrès du PC russe de la productivité comparée du travail en URSS et en Occident. Cette incursion dans le domaine des statistiques mondiales avait pour but d’expliquer la pauvreté dans laquelle vivent les peuples de l’URSS. Pour pouvoir rivaliser avec l’Allemagne pour la production de fer, l’URSS, par rapport à sa population, devrait produire 45 000 000 de tonnes par an, au lieu de 15 000 000 aujourd’hui. Pour rivaliser avec les Etats-Unis, il lui faudrait élever la production annuelle de fer à 60 000 000 de tonnes, c’est-à-dire la quadrupler (il en va de même, de façon plus défavorable encore, pour les autres industries). Staline a exprimé en conclusion l’espoir que l’URSS rattraperait les- pays capitalistes avancés dans un délai de dix à quinze ans. Naturellement, ce délai est aléatoire. Mais l’entrée de l’URSS dans une guerre majeure, avant que ce moment ait été atteint, signifierait de toute façon une lutte à armes inégales.
Le facteur subjectif, qui n’est pas moins important que le facteur matériel, a profondément empiré au cours des dernières années. La tendance à l’égalité socialiste proclamée par la révolution a été étouffée et diffamée. Il existe en URSS entre douze et quinze millions d’individus privilégiés qui concentrent dans leurs mains environ la moitié du revenu national et qui appellent ce régime “le socialisme”. Par ailleurs, il y a environ 160 millions d’hommes opprimés par la bureaucratie et étreints par la pire des misères.
Le rapport de Hitler et Staline à la guerre est tout à fait contradictoire. Le régime totalitaire de Hitler a surgi de la peur des classes possédantes d’Allemagne devant une révolution socialiste. Hitler a été mandaté par les possédants pour sauver la propriété des menaces du bolchevisme, à tout prix, et pour aménager une ouverture de l’Allemagne vers l’arène mondiale. Le régime totalitaire de Staline a surgi de la peur de la nouvelle caste de parvenus révolutionnaires devant le peuple révolutionnaire qu’elle étrangle.
La guerre est un danger pour tous les deux. Mais il est impossible pour Hitler de mener à bien sa mission historique par un quelconque autre moyen. Une guerre offensive victorieuse assurerait l’avenir économique du capitalisme allemand et, parallèlement, du régime national-socialiste.
Il n’en va pas de même pour Staline. Il ne peut entreprendre une guerre offensive avec quelque espoir de remporter la victoire. Au cas où l’URSS entrerait en guerre, avec les innombrables victimes et privations que cela implique, tout le caractère frauduleux du régime au pouvoir, ses outrages et sa violence provoqueraient inévitablement une violente réaction de la part d’un peuple qui a déjà mené à bien trois révolutions au cours de ce siècle. Personne ne le sait mieux que Staline. L’idée fondamentale de sa politique étrangère est d’échapper à une guerre majeure.
Staline a manigancé une alliance avec Hitler, à la surprise des diplomates routiniers et des pacifistes niais, parce que le danger d’une guerre majeure ne pouvait venir que de Hitler et parce que, selon les calculs du Kremlin, l’Allemagne est plus puissante que ses ennemis éventuels. Les interminables conférences de Moscou avec les délégations militaires de la France et de la Grande-Bretagne, l’été dernier, ont non seulement servi de camouflage aux négociations avec Hitler, mais en outre fourni une source directe de renseignements militaires. L’état-major de Moscou a été évidemment convaincu que les Alliés étaient mal préparés à une guerre majeure. L’Allemagne, entièrement militarisée, est un ennemi formidable : il n’est pas possible d’acheter sa bienveillance si on ne coopère pas à ses plans.
Cette conclusion a été déterminante dans la décision de Staline. L’alliance avec Hitler avait non seulement le mérite d’écarter pour un certain temps le danger de l’entrée de l’URSS dans une guerre majeure, mais aussi d’offrir des avantages stratégiques immédiats. En Extrême-Orient, Staline n’a cessé de reculer, d’année en année, pour échapper à la guerre ; sur la frontière, occidentale, les conditions étaient telles qu’il était possible d’échapper à la guerre en fuyant... en avant ; non en abandonnant d’anciennes positions, mais en s’emparant de nouvelles.
La presse des Alliés dépeint la situation comme si Hitler était le prisonnier de Staline et elle a exagéré les gains de Moscou aux dépens de l’Allemagne — la moitié de la Pologne (environ un tiers de la population), plus la domination des côtes orientales de la Baltique, plus une porte ouverte sur les Balkans, etc. Les avantages obtenus par Moscou sont sans doute considérables. Mais le compte final n’est pas encore fait. Hitler a commencé la guerre à l’échelle mondiale. De cette lutte, ou bien l’Allemagne sortira maîtresse de l’Europe et des colonies européennes, ou bien elle s’effondrera. Préserver son flanc oriental dans une telle guerre est pour Hitler une question de vie ou de mort. Il a payé le Kremlin avec des provinces de l’ancien empire tsariste. Ce prix est-il trop élevé ?
L’argument selon lequel Staline a dupé Hitler en envahissant la Pologne et en faisant pression sur les Pays baltes est complètement absurde. Il est bien plus probable que c’est Hitler lui-même qui a poussé Staline à occuper la partie orientale de la Pologne et à mettre la main sur les Etats baltes. Dans la mesure où le national-socialisme est issu d’une croisade contre l’Union soviétique, Staline ne pouvait naturellement pas se fier à la parole d’honneur de Hitler. Les négociations ont été menées sur un ton “réaliste”. “Vous avez peur de moi ?”, a demandé Hitler à Staline. “Voulez-vous des garanties ? Prenez-les vous-même.” Et Staline les a prises.
Interpréter cela comme si la nouvelle frontière occidentale de l’URSS était une barrière permanente devant la marche de Hitler vers l’Est est excessif. Hitler réalise ses tâches étape par étape. C’est l’écrasement de la Grande-Bretagne qui est à l’ordre du jour maintenant. Pour atteindre cet objectif, on veut bien faire quelques sacrifices. La poussée vers l’Est présuppose une grande guerre entre l’Allemagne et l’URSS. Quand le moment viendra d’entreprendre cette guerre, la question de savoir à partir de quel méridien la bataille sera engagée n’aura qu’une importance secondaire.
L’attaque de la Finlande semble au premier abord en contradiction avec la peur de la guerre qu’éprouve Staline. Mais il s’agit en fait d’autre chose. Bien que non prévue sur le papier, cette attaque relève d’une logique objective. Pour échapper à la guerre, Staline s’est allié à Hitler. Pour se protéger de Hitler, il a occupé une série de bases sur les côtes de la Baltique. Toutefois, la résistance de la Finlande menaçait de réduire à zéro tous ces avantages stratégiques et même de les transformer en leur contraire. Qui règle les comptes avec Moscou si Helsinki s’obstine ? Staline, après avoir lu A, est bien obligé de lire B. Et les autres lettres de l’alphabet suivent. Que Staline cherche à éviter une guerre ne signifie pas que la guerre lui permettra de se dérober.
L’Allemagne a évidemment poussé Moscou contre la Finlande. Chaque pas de Moscou vers l’Ouest implique un peu plus l’URSS dans la guerre. Si l’on en arrivait là, la situation internationale s’en trouverait profondément transformée. La guerre s’étendrait au Proche et au Moyen-Orient. La question de l’Inde surgirait immédiatement. Hitler pousserait un soupir de soulagement et, si les événements tournaient mal, il pourrait toujours conclure la paix au détriment de l’Union soviétique. Moscou grince certes des dents en lisant les articles amicaux de la presse allemande. Mais les grincements de dents ne sont pas un facteur politique. Le pacte demeure en vigueur. Et Staline demeure le satellite de Hitler.
Les avantages immédiats que Moscou retire du pacte sont indiscutables. Tant que l’Allemagne reste occupée sur le front oriental, l’Union soviétique se sent beaucoup plus libre en Extrême-Orient. Cela n’implique pas que des opérations offensives y seront lancées. Il est vrai que l’oligarchie japonaise est encore moins capable de soutenir une guerre que celle de Moscou. Toutefois, amenée à faire face à l’Ouest, l’URSS ne peut avoir la moindre raison de chercher à s’étendre en Asie. Le Japon, pour sa part, peut s’attendre, de la part de l’URSS, à une résistance sérieuse et même victorieuse. Dans ces conditions, Tokyo doit préférer le programme de sa marine — une offensive, non vers l’ouest, mais vers le sud, en direction des Philippines, des Indes néerlandaises, de Bornéo, de l’Indochine française, de la Birmanie britannique…
Un accord entre Moscou et Tokyo sur cette base constituerait un appendice symétrique du pacte entre Moscou et Berlin. La question des répercussions que cela pourrait avoir sur la situation des Etats-Unis n’entre pas dans cet article.
Compte tenu du manque de matières premières en Russie même, la presse mondiale insiste sur l’insignifiance de l’aide économique que Staline peut donner à Hitler. La question n’est toutefois pas si simple. Le manque de matières premières en URSS a un caractère relatif et non absolu ; la bureaucratie, dans sa tendance à un développement industriel accéléré, est incapable de maintenir un équilibre entre les différentes branches de l’industrie. Si le rythme de l’expansion pour certaines branches baisse pendant un ou deux ans, de 15 à 10 ou 5 % ou mieux, si la production industrielle est maintenue au niveau de l’année précédente, il apparaît un surplus significatif de matières premières, immédiatement. Le blocus total du commerce extérieur allemand, d’autre part, provoquera une augmentation considérable du volume des exportations de l’Allemagne vers la Russie en échange de matières premières soviétiques.
Il ne faut pas oublier en outre que l’URSS a stocké et stocke encore d’énormes quantités de matières premières et de produits alimentaires pour les besoins de sa défense militaire. Une partie significative de ses réserves constitue une source d’approvisionnement pour l’Allemagne. Il faut ajouter que Moscou peut procurer de l’or à Hitler, l’or restant, malgré tous les efforts pour mettre sur pied une économie fermée, un des principaux nerfs de la guerre. Enfin, la neutralité bienveillante de Moscou rend beaucoup plus facile, pour l’Allemagne, d’exploiter les ressources des Pays baltes, de la Scandinavie et des Balkans. “Avec la Russie soviétique”, écrivait, non sans fondement, le 2 novembre, le Völkischer Beobachter, l’organe de Hitler, “nous dominons les sources de matières premières et de produits alimentaires de l’Est tout entier”.
Plusieurs mois avant la conclusion du pacte Berlin-Moscou, Londres évaluait plus raisonnablement qu’aujourd’hui l’importance de l’assistance économique que l’URSS pouvait apporter à Hitler. Une enquête officieuse menée par l’International Institute of Royal Affairs sur “les intérêts politiques et stratégiques du Royaume-Uni” (l’introduction est datée de mars 1939) déclare, au sujet de la possibilité d’un rapprochement germano-soviétique : “Une telle possibilité pourrait représenter un très grand danger pour la Grande-Bretagne. On peut se demander, écrit l’auteur collectif, dans quelle mesure la Grande-Bretagne pourrait espérer remporter une victoire décisive dans une lutte contre l’Allemagne s’il était impossible d’établir un blocus terrestre de sa frontière orientale.” Cette évaluation de l’importance du rapprochement germano-soviétique demande la plus grande attention. Il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que l’alliance avec l’URSS réduit d’au moins 25 % et peut-être bien plus l’efficacité d’un blocus de l’Allemagne.
Au soutien matériel, il convient d’ajouter — si je puis me permettre ce mot — le soutien moral. Jusqu’à la fin du mois d’août, le Comintern a exigé la libération de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, de l’Albanie, de l’Abyssinie [3] et a gardé le silence sur les colonies britanniques. Aujourd’hui, le Comintern garde le silence sur la Tchécoslovaquie et soutient le partage de la Pologne, mais exige la libération de l’Inde. La Pravda s’en prend à la suppression des libertés au Canada, mais reste muette sur les sanglantes exécutions de Tchèques et sur les tortures que Hitler inflige aux Juifs polonais [4]. Tout cela signifie que le Kremlin conserve une haute considération pour la puissance de l’Allemagne.
Et le Kremlin a raison. L’Allemagne, c’est vrai, a été incapable de mener une “guerre éclair” contre la France et la Grande-Bretagne — mais personne ne pouvait sérieusement penser que c’était possible. Toutefois, la propagande internationale qui cherche à représenter Hitler comme un dément engagé dans une impasse est fort légère. Hitler en est loin. Une industrie dynamique, du génie technique, l’esprit de discipline — tout cela existe ; la formidable machine militaire allemande va de nouveau faire ses preuves. C’est le destin du pays et du régime qui est en jeu.
Le gouvernement polonais et le semi-gouvernement tchécoslovaque sont aujourd’hui installés en France [5]. Qui sait si le gouvernement français n’aura pas à chercher refuge en Grande- Bretagne, en la compagnie des gouvernements belge, hollandais, polonais et tchécoslovaque ?
Comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas un seul instant à une réalisation prochaine des plans de Hitler concernant la Pax Germanica — c’est-à-dire la domination mondiale. L’impérialisme allemand est arrivé trop tard : la furie militaire qui s’est emparée de lui va se terminer par une terrible catastrophe. Mais avant, beaucoup de choses se seront écroulées en Europe. Staline ne veut pas en être. Il cherche avant tout à éviter de rompre trop vite avec Hitler.
La presse alliée guette les symptômes du “refroidissement” entre les deux amis de fraîche date et prédit tous les jours la rupture. C’est vrai qu’il est impossible de nier que Molotov ne se sent pas très à l’aise dans ses accolades avec Ribbentrop. Pendant plusieurs années, tous les opposants à l’intérieur de l’URSS ont été stigmatisés, pourchassés et exécutés comme agents des nazis. Ce travail achevé, Staline s’est joint à Hitler dans une alliance étroite. Il y a dans tout le pays des millions de gens qui furent intimes des gens exécutés ou emprisonnés dans des camps à cause de leur prétendue complicité avec les nazis, et ces millions de personnes sont aujourd’hui des agitateurs, prudents mais extrêmement actifs, contre Staline. Il faut ajouter les doléances secrètes du Comintern — car les malheureux agents du Kremlin à l’étranger ne sont pas à leur aise. Staline essaie incontestablement de laisser ouverte l’autre possibilité. Litvinov — c’était une surprise — était présent à la tribune du mausolée de Lénine le 7 novembre. Dans la parade, on portait des portraits du secrétaire du Comintern, Dimitrov, et du dirigeant des communistes allemands, Thälmann.
Tout cela ne constitue toutefois que l’aspect décorum de la politique, pas sa substance. Litvinov, ainsi que les portraits tape-à-l’œil, étaient là pour donner satisfaction aux travailleurs soviétiques et au Comintern. Ce n’est qu’indirectement que Staline se permet de faire connaître aux Alliés que, dans certaines circonstances, il peut miser sur un autre cheval. Cependant, seuls des visionnaires peuvent imaginer qu’un renversement de la politique extérieure du Kremlin soit à l’ordre du jour. Aussi longtemps que Hitler sera fort — et il est très fort —, Staline restera son satellite.
Tout cela est vrai, va dire le lecteur attentif, mais qu’en est-il de la révolution ? Le Kremlin n’escompte-t-il pas sa possibilité, sa probabilité et même son inéluctabilité ? Et les spéculations sur l’avènement d’une telle révolution ne se reflètent-elles pas dans la politique étrangère de Staline ? L’objection est légitime. Moscou est bien la dernière à douter qu’une guerre généralisée entraînera une révolution. Cependant, la guerre ne commence pas, mais se termine par la révolution. Avant qu’éclate en Allemagne la révolution de 1918, l’armée allemande avait réussi à porter des coups mortels au tsarisme. De la même façon, la guerre actuelle peut jeter bas la bureaucratie du Kremlin bien avant le déclenchement de la révolution dans les pays capitalistes. Ce que nous avons dit de la politique étrangère du Kremlin conserve donc toute sa validité, indépendamment de la perspective d’une révolution.
Cependant, pour s’orienter correctement dans les futures manœuvres du Kremlin et l’évolution de ses relations avec Berlin, il est nécessaire de répondre à la question suivante : le Kremlin se propose-t-il de se servir de la guerre pour aider la révolution mondiale ? Si oui, comme s’y prendra-t-il ? Le 9 novembre, Staline a cru bon de rejeter catégoriquement l’idée selon laquelle il “souhaite que la guerre se prolonge jusqu’à épuisement complet des belligérants”. En la circonstance, Staline a dit la vérité. Il ne souhaite absolument pas une guerre prolongée, et ce, pour deux raisons : tout d’abord parce qu’une telle guerre entraînerait inévitablement l’Union soviétique dans son tourbillon, ensuite parce qu’elle provoquerait inévitablement une révolution en Europe. Le Kremlin a légitimement peur des deux.
« Le développement interne de la Russie, déclarent les enquêteurs du Royal Institute de Londres, tend à sécréter une “ bourgeoisie” d’administrateurs et de fonctionnaires qui détiennent suffisamment de privilèges pour se sentir particulièrement satisfaits du statu quo (...). On peut considérer que les différentes purges font partie d’un processus tendant à liquider tous ceux qui voudraient changer l’état de choses actuel. Une telle interprétation donne du poids à la croyance selon laquelle la période révolutionnaire en Russie est révolue et que ses dirigeants ne chercheront dorénavant qu’à conserver les avantages que la révolution leur a apportés. »
Bien dit ! Il y a deux ans, j’écrivais dans Liberty : “Hitler lutte contre l’alliance franco-soviétique parce qu’il veut se ménager une alliance contre Paris avec Moscou.” A l’époque, on a interprété mes paroles comme une opinion préconçue. Les faits les ont corroborées.
Moscou se rend parfaitement compte qu’une guerre généralisée engendrera une ère d’immenses répercussions politiques et sociales. Si les gens du Kremlin pouvaient sérieusement espérer garder le contrôle du mouvement révolutionnaire et le subordonner à leurs propres intérêts, Staline lui ferait naturellement bon accueil. Mais Staline sait que la révolution est l’antithèse de la bureaucratie et qu’elle balaie sans merci les privilégiés comme les appareils conservateurs. Combien de sévères défaites la clique bureaucratique du Kremlin a-t-elle eues à subir au cours de la révolution chinoise de 1925-1927 et de la révolution espagnole de 1936-1939 ! De la vague d’une nouvelle révolution surgirait inévitablement une nouvelle organisation révolutionnaire internationale qui balaierait le Comintern et porterait à l’autorité de la bureaucratie soviétique un coup mortel jusque dans son propre retranchement en URSS.
La fraction stalinienne est arrivée au pouvoir dans la lutte contre le prétendu trotskysme. Jusqu’à présent, toutes les purges, tous les procès fabriqués et toutes les exécutions ont été menés sous le signe d’une lutte contre le “trotskysme”. Fondamentalement, Moscou exprime dans l’emploi de ce terme la peur de la nouvelle oligarchie devant les masses. L’étiquette de “trotskysme”, conventionnelle en soi, a cependant déjà pris un caractère international. Je ne peux pas ne pas mentionner trois incidents récents, parce qu’ils sont très symptomatiques de tous les processus politiques engendrés par la guerre et en même temps révèlent nettement la peur que le Kremlin a de la révolution.
Le supplément hebdomadaire de Paris-Soir rapporte une conversation entre l’ambassadeur français Coulondre et Hitler, le 25 août, neuf jours avant la rupture des relations diplomatiques. Hitler postillonne et braille à propos du pacte qu’il a conclu avec Staline, “pas seulement un pacte théorique, mais, je dirais, un pacte positif. Je vaincrai, je le crois, et vous, vous croyez que vous vaincrez, mais ce qui est certain, c’est que le sang allemand et le sang français couleront”, etc. L’ambassadeur français répond : “Si je croyais vraiment que nous l’emporterons, j’aurais également peur que le résultat de la guerre soit qu’il n’y ait qu’un seul vainqueur, M. Trotsky.” Interrompant l’ambassadeur, Hitler crie : “Pourquoi donner à la Pologne un chèque en blanc ?” Le nom de personne n’a ici, bien entendu, qu’un caractère conventionnel. Mais ce n’est pas un hasard si le diplomate démocratique et le dictateur totalitaire désignent tous les deux le spectre de la révolution par le nom de l’homme que le Kremlin considère comme son ennemi n° 1. Les deux participants à cette conversation sont d’accord, comme si cela allait de soi, que la révolution va se développer sous un drapeau hostile au Kremlin.
L’ancien correspondant du journal officieux français Le Temps, qui écrit maintenant de Copenhague, indique, dans sa dépêche du 24 septembre, que, sous le couvert de l’obscurité qui règne dans les black-out de Berlin, des éléments révolutionnaires ont collé des affiches dans les quartiers ouvriers avec les mots d’ordre suivants : “A bas Hitler et Staline ! Vive Trotsky !” C’est ainsi que les ouvriers berlinois les plus courageux expriment leur rapport avec le pacte. Et la révolution sera dirigée par les courageux, pas par les couards. Heureusement, Staline n’est pas obligé de plonger Moscou dans le noir. Autrement, les rues de la capitale soviétique seraient couvertes de mots d’ordre non moins significatifs.
A la veille de l’anniversaire de l’indépendance tchèque, le protecteur baron von Neurath et le gouvernement tchèque ont strictement interdit toutes les manifestations... “L’agitation ouvrière à Prague, particulièrement la menace de grève ont été officiellement dénoncées comme l’œuvre de communistes trotskystes” (New York Times, 28 octobre). Je ne suis pas du tout enclin à exagérer le rôle des “trotskystes” dans les manifestations de Prague. Mais le fait même que leur rôle ait été officiellement exagéré explique pourquoi les maîtres du Kremlin n’ont pas moins peur de la révolution que Coulondre, Hitler et le baron von Neurath.
Mais la soviétisation de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie (Pologne orientale) [6] comme la tentative actuelle de soviétisation de la Finlande ne sont-elles pas des actes de révolution socialiste ? Oui et non. Plus non que oui. Quand l’Armée rouge occupe une nouvelle province, la bureaucratie de Moscou établit un régime qui garantit sa domination. La population n’a d’autre choix que de voter oui aux réformes effectuées dans un plébiscite totalitaire. Une “révolution” de cette espèce n’est faisable que dans un territoire occupé militairement avec une population dispersée ou arriérée. Le nouveau chef du “gouvernement soviétique” de Finlande, Otto Kuusinen, n’est pas un dirigeant des masses révolutionnaires, mais un vieux fonctionnaire stalinien, l’un des secrétaires du Comintern, à l’esprit rigide et à l’échine souple. Cette “révolution”, le Kremlin peut en vérité l’accepter. Et Hitler n’en a pas peur.
L’appareil du Comintern, formé, sans aucune exception, de Kuusinen et de Browder, c’est-à-dire de fonctionnaires carriéristes, est tout à fait incapable de diriger un mouvement révolutionnaire de masse. Mais il sert à camoufler le pacte Staline-Hitler sous des phrases révolutionnaires afin de duper les ouvriers en URSS et à l’étranger. Et plus tard, on pourra l’utiliser pour faire chanter les démocraties impérialistes.
On est surpris de constater à quel point les leçons des événements d’Espagne ont été peu comprises. Tout en se défendant contre Hitler et Mussolini, qui s’efforçaient, au travers de la guerre civile en Espagne, de construire un bloc de quatre puissances contre le bolchevisme, Staline s’est fixé pour tâche de prouver à Londres et Paris qu’il était capable de venir à bout de la révolution prolétarienne en Espagne et en Europe avec bien plus d’efficacité que Franco et ses partisans. Personne n’a étranglé le mouvement socialiste en Espagne plus impitoyablement que Staline, qui passait à l’époque pour un archange de la démocratie pure. Tout a été mis en œuvre : une campagne forcenée de mensonges et de calomnies, des impostures légales, dans l’esprit des procès de Moscou, l’assassinat systématique des dirigeants révolutionnaires. La lutte contre l’appropriation de la terre et des usines par les paysans et les ouvriers a été naturellement menée au nom de la lutte contre le “trotskysme”.
La guerre civile espagnole requiert l’attention la plus minutieuse, car elle constitue, à bien des égards, une répétition générale de la guerre mondiale qui commence. Staline, en tout cas, est prêt à répéter à l’échelle mondiale sa performance espagnole, avec l’espoir cette fois d’un meilleur résultat : en se ménageant l’amitié des futurs vainqueurs, il prouvera que personne ne peut, mieux que lui, écarter le spectre rouge, lequel portera de nouveau, pour satisfaire aux conventions terminologiques, l’étiquette de “trotskysme”.
Pendant cinq ans, le Kremlin a fait campagne pour une alliance des démocraties, pour finir par vendre à Hitler, au tout dernier moment, son amour pour “la sécurité collective et la paix”. Les fonctionnaires du Comintern ont reçu l’ordre “A gauche, gauche !” et se sont immédiatement plongés dans les archives pour déterrer de vieilles formules sur la révolution socialiste. Le nouveau zigzag “révolutionnaire” sera probablement plus bref que le zigzag “démocratique”, parce que la guerre accélère énormément le rythme des événements. Mais la tactique fondamentale de Staline reste la même : il transforme le Comintern en menace révolutionnaire contre les ennemis du lendemain afin de l’échanger, au moment décisif, contre une combinaison diplomatique favorable. Il n’existe pas la moindre raison de craindre une résistance de la part des Browder et des autres de son espèce.
Par le canal de correspondants dociles, le Kremlin laisse entendre de façon menaçante qu’au cas où l’Italie et le Japon s’allieraient à la Grande-Bretagne et à la France, la Russie entrerait en guerre aux côtés de Hitler tout en essayant de soviétiser l’Allemagne (voir à ce sujet la dépêche de Moscou du New York Times du 12 novembre). Etonnant aveu ! Le Kremlin est déjà tellement attaché au char de l’impérialisme allemand par la chaîne de ses propres “conquêtes” que tous les ennemis possibles de Hitler deviennent automatiquement les ennemis de Staline. Et sa participation probable à la guerre aux côtés du IIIe Reich, Staline la couvre aussitôt d’une promesse de “soviétiser” l’Allemagne. Sur le modèle de la Galicie ? Pour en arriver là, il faudrait faire occuper l’Allemagne par l’Armée rouge. En s’appuyant sur une insurrection des ouvriers allemands ? Mais si le Kremlin a cette possibilité, pourquoi attendre que l’Italie et le Japon entrent en guerre ?
L’objectif de cette dépêche inspirée n’est que trop clair : il s’agit d’effrayer le Japon et l’Italie d’une part, la Grande- Bretagne et la France de l’autre — et d’échapper ainsi à la guerre. “Ne me poussez pas à bout”, menace Staline, “sinon je ferai des choses terribles !” C’est à 95 % du bluff et peut-être à 5 % le nébuleux espoir qu’en cas de danger mortel la révolution apportera le salut.
L’idée que Staline soviétiserait l’Allemagne est aussi absurde que l’espoir nourri par Chamberlain d’y restaurer une monarchie conservatrice pacifique. Seule une nouvelle coalition mondiale peut écraser l’armée allemande dans une guerre aux proportions inouïes. Le régime totalitaire ne peut être écrasé que par une gigantesque offensive des ouvriers allemands. Mais ils ne feront évidemment pas leur révolution pour mettre à la place de Hitler un Hohenzollern ou Staline.
La victoire des masses populaires sur la tyrannie nazie constituera l’une des plus grandes explosions de l’histoire du monde et changera du jour au lendemain le visage de l’Europe. La vague d’éveil de l’espoir et de l’enthousiasme ne s’arrêtera pas aux frontières hermétiques de l’URSS. Les masses populaires d’Union soviétique détestent la vorace et cruelle caste dirigeante. Leur haine n’est retenue que par l’idée que l’impérialisme les guette. La révolution en Occident privera l’oligarchie du Kremlin de son seul droit à l’existence politique. Si Staline survit à son allié Hitler, ce ne sera pas pour longtemps. Les étoiles jumelles tomberont du ciel.
Notes
[1] Après avoir occupé la partie orientale de la Pologne, l’Union soviétique avait obligé les trois Etats baltes, Lettonie, Estonie, Lituanie, à conclure des pactes de non-agression et, en ce qui concerne les deux premières, à céder des bases militaires, dans les premiers jours d’octobre. Un demi-million d’Allemands des Pays baltes furent rapatriés.
[2] Après s’être assuré les bases dans les Pays baltes, Staline s’était tourné vers le gouvernement finlandais, exigeant comme garanties stratégiques la cession de la base d’Hangoe, des îles du golfe de Finlande, ainsi que le recul de la frontière à 70 km de Leningrad. Le refus du gouvernement d’Helsinki acquis, Moscou dénonça le 26 novembre le pacte de non-agression, rompit les relations le 29 et lança son armée le 30.
[3] L’Autriche avait été annexée par l’Allemagne en 1938 et la Tchécoslovaquie dépecée en 1939 ; l’Italie avait achevé la conquête de l’Abyssinie en 1936 et réalisé celle de l’Albanie en 1939.
[4] Les manifestations des étudiants de Prague avaient déjà donné à la Tchécoslovaquie son premier martyr, l’étudiant Jan Opietal, exécuté par l’occupant le 17 novembre 1939. En Pologne, dès le 19 septembre 1939, Heydrich, adjoint de Himmler, avait annoncé la décision de “nettoyer les Juifs, l’intelligentsia, le clergé et la noblesse” en Pologne. Le 9 octobre, 550 000 Juifs étaient déportés à l’Est de la Vistule. Le 9 novembre, étudiants et enseignants de l’Université de Cracovie étaient envoyés au camp de Sachsenhausen.
[5] Eduard Benes avait démissionné le 5 novembre 1938 de la présidence de la République. Il essayait de convaincre le gouvernement français de l’appuyer pour former “un gouvernement en exil”. Le gouvernement du général Moscicki, interné en Pologne, avait transféré son autorité au général Sikorski, devenu chef d’un “gouvernement polonais” “en exil” installé en France.
[6] Le 22 octobre avaient été organisées, dans les parties de Pologne occupées par l’armée soviétique, des élections sur liste unique pour une assemblée nationale d’Ukraine occidentale à Lviv et une assemblée nationale de Biélorussie occidentale à Bialystok. Ces deux assemblées avaient demandé, les 27 et 28 octobre, à l’unanimité, leur incorporation à l’URSS à travers les RSS d’Ukraine et de Biélorussie, ce qui fut fait les 1er et 2 novembre.