1891

Source : Marxists.org (US).
Traduction par nos soins.

Friedrich Engels

Lettre à A. Bebel

24-26 octobre 1891

Londres, 24-26 octobre 1891

Comme j'estimais nécessaire d'annoncer aux Français la vérité sans fard sur notre position en cas de guerre – tâche assurément ardue – j'ai écrit un article en français et je l'ai envoyé à Laura [Lafargue]. Elle m'écrit aujourd'hui qu'elle et Paul [Lafargue] sont enchantés de l'article, qu'il répond exactement aux besoins des Français, etc. Si Guesde partage cet avis – il est toujours à Lille, où il représente Lafargue auprès des électeurs – l'article sera publié. Il a été écrit à l'origine pour le Calendrier socialiste français, mais il est peut-être (je devrais dire probablement) trop fort pour les polémiques qui s'en occupent, auquel cas il sera publié dans le Socialiste, ce que vous verrez, je l'espère. Je dis au peuple : nous avons la quasi-certitude d'arriver au pouvoir d'ici dix ans ; nous ne pourrions ni prendre le pouvoir ni le conserver sans réparer les crimes commis par nos prédécesseurs envers d'autres nationalités et, par conséquent, (1) ouvrir la voie à la reconstitution de la Pologne ; (2) permettre à la population du Schleswig du Nord et de l'Alsace-Lorraine de décider librement de leur appartenance. Entre une France socialiste et une Allemagne socialiste, le problème alsacien-lorrain n'existe pas. Il n'y a donc aucune raison de faire la guerre à cause de l'Alsace-Lorraine. Si, toutefois, la bourgeoisie française entame une telle guerre et se met pour cela au service du tsar russe, qui est aussi l'ennemi de la bourgeoisie de toute l'Europe occidentale, ce sera un renoncement à la mission révolutionnaire de la France. Nous, socialistes allemands, qui, si la paix est préservée, arriverons au pouvoir dans dix ans, avons le devoir de maintenir la position que nous avons conquise à l'avant-garde du mouvement ouvrier, non seulement contre l'ennemi intérieur, mais aussi contre l'ennemi extérieur. Si la Russie l'emporte, nous serons écrasés. Par conséquent, si la Russie déclare la guerre, qu'elle aille la chercher ! Qu'elle aille chercher les Russes et leurs alliés, quels qu'ils soient. Nous devons alors veiller à ce que la guerre soit menée par toutes les méthodes révolutionnaires et à ce que tout gouvernement qui refuserait d'adopter de telles méthodes soit dans l'impossibilité de prendre les choses en main à un moment donné. Nous n'avons pas encore oublié le glorieux exemple des Français en 1793 et, si nous y sommes poussés, nous pourrions célébrer le centenaire de 1793 en montrant que les ouvriers allemands de 1893 ne sont pas indignes des Sans-culottes de l'époque et que si des soldats français franchissent nos frontières, ils seront accueillis au cri de :

Quoi ces cohortes étrangères
Feraient la loi dans nos foyers? [Marseillaise]

Voici l'ordre général de mes réflexions. Dès que le texte sera définitivement arrêté (j'attends bien sûr des propositions de légères modifications de détail) et que l'impression sera commencée, je traduirai l'article en allemand, et nous verrons ensuite ce qu'il est possible d'en faire. Je ne suis pas sûr que vos conditions d'impression permettent une publication en Allemagne ; peut-être, avec quelques réserves, qu'il en soit ainsi – on verra bien. Mes articles ne lient en aucun cas le Parti – une chance pour nous deux, même si Liebknecht imagine que je considère cela comme regrettable pour moi-même, ce qui ne me vient jamais à l'esprit.

D'après les rapports, vous avez dit que j'avais prédit l'effondrement de la société bourgeoise en 1898. Il y a une légère erreur quelque part. J'ai simplement dit que nous pourrions arriver au pouvoir d'ici 1898. Si cela ne se produit pas, la vieille société bourgeoise pourrait encore végéter un certain temps, à condition qu'une poussée extérieure ne fasse pas s'écrouler tout ce vieil édifice délabré. Une vieille carcasse pourrie comme celle-ci peut survivre à sa mort profonde pendant quelques décennies, si l'atmosphère reste intacte. Je devrais donc être très prudent avant de prophétiser une telle chose. Notre accès à la possibilité du pouvoir, en revanche, est un pur calcul de probabilité selon des lois mathématiques.

Pour autant, j'espère que la paix restera intacte. Dans notre situation actuelle, nous n'avons pas besoin de tout risquer – mais la guerre nous y obligerait. Et dans dix ans, nous serons bien mieux préparés. Et ce, pour la raison suivante.

Pour prendre possession des moyens de production et les mettre en œuvre, nous avons besoin de personnes dotées d'une formation technique, et en grand nombre. Nous n'en avons pas, et jusqu'à présent, nous nous sommes même réjouis d'avoir été largement épargnés par les personnes « instruites » . Aujourd'hui, les choses ont changé. Nous sommes désormais assez forts pour supporter et digérer n'importe quelle quantité de Quarcks instruits, et je prévois que dans les huit ou dix prochaines années, nous recruterons suffisamment de jeunes techniciens, médecins, avocats et instituteurs pour que les usines et les grands domaines soient administrés au nom de la nation par des camarades du Parti. Notre arrivée au pouvoir sera donc tout à fait naturelle et rapide – relativement, si, au contraire, une guerre nous amène prématurément au pouvoir, les techniciens seront nos principaux ennemis ; ils nous tromperont et nous trahiront partout où ils le pourront, et nous devrons recourir à la terreur contre eux, mais nous serons tout de même trompés. C'est ce qui est toujours arrivé, à petite échelle, aux révolutionnaires français ; même dans l'administration ordinaire, ils ont dû laisser les postes subalternes, où se fait le vrai travail, aux mains de vieux réactionnaires qui ont tout entravé et paralysé. C'est pourquoi j'espère et souhaite que notre développement splendide et assuré, qui progresse avec le calme et l'inéluctabilité d'un processus naturel, puisse se poursuivre sur sa voie naturelle.

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