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             Source : L'Humanité, 2 Août 1904, réimprimé dans
              l'édition du  9 décembre 2005,   | 
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L'enseignement laïque
    
Discours de Castres, 30 juillet 1904
    
Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu'est-ce que la
      démocratie ? Royer-Collard1, qui a restreint
      arbitrairement l'application du principe, mais qui a vu excellemment le
      principe même, en a donné la définition décisive : « La
      démocratie n'est autre chose que l'égalité des droits. » Or il n'y a
      pas égalité des droits si l'attachement de tel ou tel citoyen à telle ou
      telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de
      privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile,
      politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la
      question religieuse. Elle respecte, elle assure l'entière et nécessaire
      liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les
      cultes, mais elle ne fait d'aucun dogme la règle et le fondement de la vie
      sociale. Elle ne demande pas à l'enfant qui vient de naître, et pour
      reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle
      ne l'inscrit d'office dans aucune Église. Elle ne demande pas aux
      citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaître
      et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle
      religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s'ils y en mettent une.
      Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de
      souveraineté et déposer son bulletin dans l'urne, quel est son culte et
      s'il en a un. Elle n'exige pas des justiciables qui viennent demander à
      ses juges d'arbitrer entre eux, qu'ils reconnaissent, outre le Code civil,
      un code religieux et confessionnel. Elle n'interdit point d'accès de la
      propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer
      tel ou tel formulaire et d'avouer telle ou telle orthodoxie. Elle protège
      également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux
      qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si,
      satisfaits de la tâche accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême
      et légitime repos. Et quand sonne le tocsin de la patrie en danger, la
      démocratie envoie tous ses fils, tous ses citoyens, affronter sur les
      mêmes champs de bataille le même péril, sans se demander si, contre
      l'angoisse de la mort qui plane, ils chercheront au fond de leur cœur un
      recours dans les promesses d'immortalité chrétienne, ou s'ils ne feront
      appel qu'à cette magnanimité sociale par où l'individu se subordonne et se
      sacrifie à un idéal supérieur, et à cette magnanimité naturelle qui
      méprise la peur de la mort comme la plus dégradante servitude.
      
      Mais qu'est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout
      système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et
      social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s'appuie que
      sur l'égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et
      invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune
      intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la
      conscience et de la science, si elle n'attend le progrès que du progrès de
      la conscience et de la science, c'est-à-dire d'une interprétation plus
      hardie du droit des personnes et d'une plus efficace domination de
      l'esprit sur la nature, j'ai bien le droit de dire qu'elle est
      foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans
      son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son
      économie. Ou plutôt, j'ai le droit de répéter que démocratie et laïcité
      sont identiques. Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si
      la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est
      d'assurer l'égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle
      contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la
      démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l'éducation,
      c'est-à-dire dans l'institution la plus essentielle, dans celle qui domine
      toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d'elles-mêmes
      et de leur principe ? Comment la démocratie, qui fait circuler le
      principe de laïcité dans tout l'organisme politique et social,
      permettrait-elle au principe contraire de s'installer dans l'éducation,
      c'est-à-dire au cœur même de l'organisme ? Que les citoyens
      complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel
      acte rituel, les fonctions laïques, l'état civil, le mariage, les
      contrats, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Qu'ils
      complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques
      religieuses, l'éducation laïque et sociale, c'est leur droit, c'est le
      droit de la liberté. Mais, de même qu'elle a constitué sur des bases
      laïques l'état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique,
      c'est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l'éducation.
      La démocratie a le devoir d'éduquer l'enfance ; et l'enfance a le droit
      d'être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la
      liberté de l'homme. Il n'appartient à personne, ou particulier, ou
      famille, ou congrégation, de s'interposer entre ce devoir de la nation et
      ce droit de l'enfant. Comment l'enfant pourra-t-il être préparé à exercer
      sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l'homme si
      lui-même n'a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel
      que lui reconnaît la loi, le droit à l'éducation ? Comment plus tard
      prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l'ordre religieux
      qui ne relève que de la conscience individuelle, et l'ordre social et
      légal qui est essentiellement laïque, si lui-même, dans l'exercice du
      premier droit qui lui est reconnu et dans l'accomplissement du premier
      devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise
      confessionnelle, trompé par la confusion de l'ordre religieux et de
      l'ordre légal ? Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement
      laïcité. Pas plus que le moine ou le prêtre ne sont admis à se substituer
      aux officiers de l'état civil dans la tenue des registres, dans la
      constatation sociale des mariages, pas plus qu'ils ne peuvent se
      substituer aux magistrats civils dans l'administration de la justice et
      l'application du Code, ils ne peuvent, dans l'accomplissement du devoir
      social d'éducation, se substituer aux délégués civils de la nation,
      représentants de la démocratie laïque. Voilà pourquoi, dès 1871, le parti
      républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de
      l'éducation. Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul et toute
      somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la
      laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un
      réveil de la laïcité. Je suis convaincu qu'à la longue, après bien des
      résistances et des anathèmes, cette laïcité complète, loyale, de tout
      l'enseignement sera acceptée par tous les citoyens comme ont été enfin
      acceptées par eux, après des résistances et des anathèmes dont le souvenir
      même s'est presque perdu, les autres institutions de laïcité, la laïcité
      légale de la naissance, de la famille, de la propriété, de la patrie, de
      la souveraineté.
      
      La religion dans la société Mais pourquoi ceux qu'on appelle les croyants,
      ceux qui proposent à l'homme des fins mystérieuses et transcendantes, une
      fervente et éternelle vie dans la vérité et la lumière, pourquoi
      refuseraient-ils d'accepter jusque dans son fond cette civilisation
      moderne, qui est, par le droit proclamé de la personne humaine et par la
      foi en la science, l'affirmation souveraine de l'esprit ? Quelque
      divine que soit pour le croyant la religion qu'il professe, c'est dans une
      société naturelle et humaine qu'elle évolue. Cette force mystique ne sera
      qu'une force abstraite et vaine, sans prise et sans vertu, si elle n'est
      pas en communication avec la réalité sociale ; et ses espérances les plus
      hautaines se dessécheront si elles ne plongent point, par leur racine,
      dans cette réalité, si elles n'appellent point à elles toutes les sèves de
      la vie. Quand le christianisme s'est insinué d'abord et installé ensuite
      dans le monde antique, certes, il s'élevait avec passion contre le
      polythéisme païen et contre la fureur énorme des appétits débridés. Mais,
      quelque impérieux que fût son dogme, il ne pouvait pas répudier toute la
      vie de la pensée antique ; il était obligé de compter avec les
      philosophies et les systèmes, avec tout l'effort de sagesse et de raison,
      avec toute l'audace intelligente de l'hellénisme ; et, consciemment ou
      inconsciemment, il incorporait à sa doctrine la substance même de la
      libre-pensée des Grecs. Il ne recruta point ses adeptes par artifice, en
      les isolant, en les cloîtrant, sous une discipline confessionnelle. Il les
      prenait en pleine vie, en pleine pensée, en pleine nature, et il les
      captait, non par je ne sais quelle éducation automatique et exclusive,
      mais par une prodigieuse ivresse d'espoir qui transfigurait sans les
      abolir les énergies de leur âme inquiète. Et, plus tard, au XVIe siècle,
      quand des réformateurs chrétiens prétendirent régénérer le christianisme
      et briser, comme ils disaient, l'idolâtrie de l'Église, qui avait
      substitué l'adoration d'une hiérarchie humaine à l'adoration du Christ,
      est-ce qu'ils répudièrent l'esprit de science et de raison, qui se
      manifestait alors dans la Renaissance ? De la Réforme à la
      Renaissance, il y a certes bien des antagonismes et des contradictions.
      Les sévères réformateurs reprochaient aux humanistes, aux libres et
      flottants esprits de la Renaissance, leur demi-scepticisme et une sorte de
      frivolité. Ils leur faisaient grief, d'abord de ne lutter contre le
      papisme que par des ironies et des critiques légères, et de n'avoir point
      le courage de rompre révolutionnairement avec une institution
      ecclésiastique viciée que n'amenderaient point les railleries les plus
      aiguës. Ils leur faisaient grief ensuite de si bien se délecter et
      s'attarder à la beauté retrouvée des lettres antiques qu'ils retournaient
      presque au naturalisme païen, et qu'ils s'éblouissaient, en curieux et en
      artistes, d'une lumière qui aurait dû servir surtout, suivant la Réforme,
      au renouvellement de la vie religieuse et à l'épuration de la croyance
      chrétienne. Mais, malgré tout, malgré ces réserves et ces dissentiments,
      c'est l'esprit de la Renaissance que respiraient les réformateurs.
      C'étaient des humanistes, c'étaient des hellénistes, qui se passionnaient
      pour la Réforme ; il leur semblait que pendant les siècles du Moyen Âge,
      une même barbarie, faite d'ignorance et de superstition, avait obscurci la
      beauté du génie antique et la vérité de la religion chrétienne. Ils
      voulaient, en toutes choses divines et humaines, se débarrasser
      d'intermédiaires ignorants ou sordides, nettoyer de la rouille scolastique
      et ecclésiastique les effigies du génie humain et de la charité divine,
      répudier pour tous les livres, pour les livres de l'homme et pour les
      livres de Dieu, les commentaires frauduleux ou ignorés, retourner tout
      droit au texte d'Homère, de Platon et de Virgile, comme au texte de la
      Bible et de l'Évangile, et retrouver le chemin de toutes les sources, les
      sources sacrées de la beauté ancienne, les sources divines de l'espérance
      nouvelle, qui confondraient leur double vertu dans l'unité vivante de
      l'esprit renouvelé. Qu'est-ce à dire ? C'est que jusqu'ici, ni dans
      les premiers siècles, ni au seizième, ni dans la crise des origines, ni
      dans la crise de la Réforme, le christianisme, quelque transcendante que
      fût son affirmation, quelque puissance d'anathème que recelât sa doctrine
      contre la nature et la raison, n'a pu couper ses communications avec la
      vie, ni se refuser au mouvement des sèves, au libre et profond travail de
      l'esprit.
      
      Conquêtes décisives Mais maintenant, pour le grand effort qui va de la
      Réforme à la Révolution, l'homme a fait deux conquêtes décisives : il
      a reconnu et affirmé le droit de la personne humaine, indépendant de toute
      croyance, supérieur à toute formule ; et il a organisé la science
      méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses
      prises sur l'univers. Oui, le droit de la personne humaine à choisir et à
      affirmer librement sa croyance, quelle qu'elle soit, l'autonomie
      inviolable de la conscience et de l'esprit, et en même temps la puissance
      de la science organisée qui, par l'hypothèse vérifiée et vérifiable, par
      l'observation, l'expérimentation et le calcul, interroge la nature et nous
      transmet ses réponses, sans les mutiler ou les déformer à la convenance
      d'une autorité, d'un dogme ou d'un livre, voilà les deux nouveautés
      décisives qui résument toute la Révolution ; voilà les deux principes
      essentiels, voilà les deux forces du monde moderne. Ces principes sont si
      bien, aujourd'hui, la condition même, le fond et le ressort de la vie,
      qu'il n'y a pas une seule croyance qui puisse survivre si elle ne s'y
      accommode, ou si même elle ne s'en inspire. (...)
      
      Les prolétaires et l'école laïque Et n'est-ce point pitié de voir les
      enfants d'un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si
      opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper
      toutes ses énergies et toutes ses lumières, n'est-ce pas pitié de les voir
      divisés en deux systèmes d'enseignement comme entre deux camps ennemis2 ? Et à quel moment se
      divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs
      enfants à l'école laïque, à l'école de lumière et de raison ? C'est
      lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l'effort ouvrier :
      réconcilier l'Europe avec elle-même, l'humanité avec elle-même, abolir la
      vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs,
      et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et
      organiser le travail3.
      Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit
      humain et au progrès humain, qui se refusent à l'éducation de laïcité.
      Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne
      préparerez l'avenir, vous n'affranchirez votre classe que par l'école
      laïque, par l'école de la République et de la raison.
Notes
1 Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845). Avocat révolutionnaire et professeur de philosophie, il anime pendant la Restauration le groupe des « doctrinaires » favorables à la monarchie constitutionnelle et qui représente un « centre » intellectuel et politique entre la gauche libérale et la droite ultra.
2 Jaurès reprend un argument classique déjà énoncé par Victor Hugo en 1850 lors de la discussion de la loi Falloux contre les dangers des « deux écoles ». Il l'applique plutôt au peuple qu'à la patrie, mais il semble bien qu'en 1904 l'horizon de sa pensée soit la mise en place d'un service unifié de l'enseignement public. Sans l'abandonner entièrement, il nuancera après 1905 sa position.
3 Une part des gauches gronde contre le Bloc des gauches accusé de délaisser les questions sociales au profit du seul anticléricalisme. C'est le cas de nombre de socialistes, y compris au sein du Parti socialiste français de Jaurès. Lui-même peut être d'autant plus pressé de conclure « la campagne laïque » par la laïcisation entière de l'enseignement et la séparation des Églises et de l'État que le début de la guerre russo-japonaise en janvier 1904 le convainc du risque aigu de guerre internationale.