1944

Projet écrit pour préparer une session du Comité Central du Revolutionary Communist Party britannique. Sur cette base, une résolution plus courte fut approuvée le 11 novembre 1944.

Source : marxists.org (US), traduction par nos soins.

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Ted Grant

La question nationale [en Europe]

Octobre 1944

Les problèmes posés par les victoires d'Hitler

Les victoires de type napoléonien d'Hitler en Europe ont mis en évidence la nécessité d'un réexamen des perspectives et des objectifs de la révolution européenne. Un tel réexamen ne pouvait être mené qu'à l'aune de la méthode scientifique et de l'analyse bolchevique. La Quatrième Internationale caractérise notre époque comme celle des guerres et des révolutions. L'essor et les victoires du fascisme n'étaient pas l'expression d'une nouvelle période de prospérité pour un système capitaliste historiquement dépassé, mais le reflet de l'impasse dans laquelle la société européenne était plongée par les contradictions insolubles engendrées par ce même système.

L'impasse dans laquelle se trouvait le prolétariat était due non pas à des conditions objectives, mais à l'incapacité des vieilles organisations ouvrières à renverser le capitalisme et à résoudre les problèmes de la société par la prise du pouvoir. Cela a conduit à de terribles défaites et à l'écrasement du mouvement ouvrier à travers l'Europe. La soumission et la capitulation complètes du stalinisme et du réformisme face aux impérialistes démocratiques accentuèrent leur pression sur l'avant-garde. Désorientés par ces événements, certains camarades de l'émigration cédèrent à la pression des forces démocratiques bourgeoises et se prononcèrent que la lutte des classes en Europe soit subordonnée à la quête de « liberté nationale » :

« Tout sera réduit au désir de renverser cet ennemi et, en réalité, il faut reconnaître que sans cela, il ne saurait être question de changement de la situation actuelle. »

Ceci est en totale contradiction avec les conceptions fondamentales du trotskisme. L'effondrement d'États-nations entiers face aux forces d'invasion de l'impérialisme allemand reflétait le fait que l'État-nation était devenu obsolète. Certes, Hitler avait réduit toute l'Europe à un esclavage national et social, mais c'est précisément pour cette raison que la lutte des classes s'est manifestée de façon si aiguë.

Pour les marxistes, la révolution démocratique bourgeoise et la question nationale étaient depuis longtemps résolues en Europe. C’est avec l’essor de la bourgeoisie, alors qu’elle poursuivait encore une mission historique progressiste, que la question de la révolution démocratique bourgeoise et de la libération nationale se posa historiquement à l’Europe. Déjà en Allemagne, en 1848, face à la menace que représentait un prolétariat jeune mais vigoureux, loin de mener à bien une révolution, la bourgeoisie se jeta dans les bras des Junkers réactionnaires et de la monarchie pour se protéger du danger que représentait le prolétariat. La capitulation de la bourgeoisie française face à Hitler en 1940 fut dictée par des considérations similaires. Ce seul fait aurait dû mettre en lumière le problème, d’un point de vue de classe.

La théorie de la révolution permanente repose sur l’idée qu’à l’époque moderne, la bourgeoisie des pays en retardataires – sans parler de celle des pays industrialisés ou semi-industrialisés – est incapable de mener à bien la lutte pour la libération nationale contre l’impérialisme. En Inde, en Chine et dans les autres pays d'Orient, en raison des liens unissant la bourgeoisie nationale, l'impérialisme et les intérêts féodaux et ecclésiastiques, la bourgeoisie coloniale est incapable de lutter contre l'impérialisme et de mener à bien la révolution démocratique bourgeoise. La petite bourgeoisie, quant à elle, est incapable d'agir de manière indépendante et doit se rallier au camp du prolétariat ou être entraînée dans son sillage. Ainsi, le rôle de premier plan dans la révolution démocratique bourgeoise doit revenir au prolétariat. Cependant, tout en se plaçant à la tête de la nation, le prolétariat doit inévitablement lutter pour conquérir le pouvoir d'État. Se subordonner à la bourgeoisie ou à la petite bourgeoisie – et cette dernière option conduit inévitablement à la subordination à la première – signifierait un désastre pour le prolétariat, la défaite de la lutte pour l'émancipation nationale et l'effondrement de toute possibilité d'instauration d'une démocratie bourgeoise. L'expérience du Kuomintang et du Congrès en Inde l'a démontré de manière irréfutable.

En Europe, nous avons également fait l'expérience, lors des révolutions espagnoles et russes, où la bourgeoisie, arrivée tardivement, a montré son incapacité à résoudre les problèmes de la révolution démocratique bourgeoise. Ces leçons ont maintes fois démontré que la bourgeoisie est incapable d'accomplir cette tâche où que ce soit.

Partant de la possibilité théorique d'une conquête totale de la Chine par le Japon, Trotsky a démontré que cela conduirait la bourgeoisie chinoise à un rôle encore plus servile qu'auparavant – cela mènerait à une collaboration complète entre la bourgeoisie chinoise et les conquérants japonais. La bourgeoisie serait encore plus détachée de la lutte pour la libération nationale et s'y opposerait davantage. Ainsi, le rôle de premier plan que le prolétariat devrait jouer dans la lutte pour la liberté nationale s'en trouverait accentué. Le premier mouvement du prolétariat serait dirigé non seulement contre le conquérant étranger, mais aussi contre sa propre bourgeoisie, qui résisterait et combattrait tout mouvement de masse qu'elle percevrait comme une menace mortelle. Le prolétariat rallierait derrière lui toutes les forces de la nation dans sa lutte pour l'émancipation. L'hégémonie du prolétariat dans la révolution serait immédiatement manifeste.

Cette incursion à l'Est nous conduit au cœur même du problème auquel nous sommes confrontés en Occident. Quelle révolution se profile ? Une révolution démocratique bourgeoise pour la « libération nationale » , ou une révolution prolétarienne ? Notre réponse, ou son équivalent à cette question, doit être claire et sans équivoque : la révolution démocratique bourgeoise est une étape révolue en Europe ; la révolution européenne qui s'annonce est une révolution prolétarienne.

La bourgeoisie, et notamment ses composantes dominantes à travers l'Europe, a collaboré avec le vainqueur fasciste. Les sentiments du prolétariat et de la petite bourgeoisie sont inévitablement imprégnés d'une haine profonde envers les trusts, les conglomérats et tous ceux qui ont collaboré avec les nazis. La lutte des masses à travers l'Europe pour se libérer de l'oppression nationale devait nécessairement revêtir une dimension de classe. Leur haine était dirigée non seulement contre les oppresseurs étrangers, mais aussi contre la classe dirigeante de leurs propres pays, qui tirait profit de son rôle d'agents du conquérant étranger.

Il est vrai que les staliniens et les sociaux-démocrates ont tenté d'affaiblir le mouvement en l'orientant vers des voies nationalistes et chauvines. Mais, comme pour le Front populaire en Espagne, l'« unité » de la nation n'était pas une unité avec la bourgeoisie nationale, mais avec son ombre. La bourgeoisie elle-même se trouvait dans le camp ennemi. La tâche du bolchevisme-léninisme devait plus que jamais être de brandir l'étendard de la lutte des classes, tout en combattant pour la liberté nationale et les droits démocratiques. La tâche du prolétariat était de rallier la petite bourgeoisie à la lutte contre la grande bourgeoisie et l'envahisseur. La lutte des classes demeurait l'axe autour duquel toute politique devait se cristalliser. Tout en conservant une hostilité implacable envers l'oppression de la puissance occupante, les bolcheviques-léninistes devaient s'attacher à rallier les soldats de base de l'armée allemande à la cause de la classe ouvrière du pays occupé. En s'engageant dans le mouvement de résistance et en opposant systématiquement les intérêts et la politique de la bourgeoisie à ceux des masses ; en révélant les calculs de classe flagrants de la politique du capital financier, tant des nationalités dominantes que des nationalités assujetties ; en soulevant la question de la lutte dans les usines contre les propriétaires et les directeurs bourgeois, considérés comme des collaborateurs et des traîtres, les enjeux de classe auraient dû être mis en avant ; en montrant que les fractions de la bourgeoisie qui ont rejoint le mouvement de résistance à la fin de la guerre ne l'ont fait que parce qu'elles avaient compris que les impérialistes anglo-américains seraient victorieux ; en démontrant que, depuis sa position d'oppression nationale, la bourgeoisie instrumentaliserait la défaite de la coalition germano-italienne pour participer elle-même à l'oppression, au démembrement et à l'assujettissement des nations vaincues ; en montrant que ce sont les contradictions du capitalisme qui ont provoqué le déclin de l'Europe et qui sont responsables du cannibalisme national de l'impérialisme ; en soulevant la question de l'unification de toute l'Europe au sein d'États-Unis soviétiques, garantissant la pleine liberté et les droits nationaux à tous les États et minorités d'Europe.

Comment les luttes se sont-elles développées en Europe ?

Les événements en Europe confirment pleinement cette analyse. Dans les Balkans, où la révolution démocratique bourgeoise n'a pu avoir lieu, faute de prise en charge par la bourgeoisie, nous avons constaté qu'une lutte des classes féroce a fait rage au sein de la résistance. En Yougoslavie, en Grèce, en Pologne, alors même que la majeure partie du pays était sous le joug de l'impérialisme allemand, les deux camps, prolétarien et bourgeois, se sont livrés à une guerre civile sanglante, aussi violente que la lutte contre les nazis. La lutte pour la liberté nationale s'est trouvée inextricablement liée à la lutte pour le pain et la terre ; la lutte pour les droits démocratiques, au droit à la vie. Telle était la situation en Europe de l'Est. À plus forte raison en Europe de l'Ouest !

L'avancée des armées anglo-américaines en Europe occidentale a apporté une réponse définitive à cette question. La question « nationale » s'est immédiatement révélée être une question sociale. La levée de la pression de l'armée d'occupation des conquérants entraîna immédiatement les prémices non pas de soulèvements bourgeois, mais de soulèvements prolétariens. Les ouvriers et la petite bourgeoisie s'armèrent en France et en Belgique, et c'est notamment en France qu'entama la prise des usines et des mines, annonçant ainsi que la révolution prolétarienne française avait atteint un nouveau stade. Le basculement vers la gauche – c'est-à-dire vers la révolution ouvrière – fut si important que non seulement les staliniens et les sociaux-démocrates, mais même le bonapartiste de Gaulle dut recourir à la démagogie sociale. L'état d'esprit de la petite bourgeoisie française est tel que de Gaulle a feint de défendre la nationalisation des mines, des banques et des grands combinats, ainsi que le châtiment de tous les grands capitalistes et collaborateurs du Comité des Forges, etc.

On pourrait arguer que si Hitler avait triomphé, la situation aurait été tout autre. Que nenni ! Il est vrai que les événements auraient pris une autre tournure, mais la bourgeoisie se serait montrée encore plus étrangère aux intérêts des masses populaires en collaborant avec les dirigeants nazis. Si, en Chine, Trotsky avait soulevé la question de la collaboration de la bourgeoisie avec les envahisseurs en cas de victoire totale du Japon, à plus forte raison en France, en Belgique, en Norvège, en Grèce ou en Yougoslavie ?

À l’Est, le temps des empires était révolu ; les impérialistes japonais n’avaient pas la moindre chance de bâtir un empire aussi stable que l’Empire britannique. En Europe, les victoires d’Hitler n’auraient été qu’éphémères, même si elles avaient abouti à un succès total. Contenir Londres, Moscou, Paris, Bruxelles aurait été au-delà des forces de l’impérialisme allemand. L’empire hitlérien aurait été bâti sur du sable et n’aurait même pas duré une décennie. Les révoltes et soulèvements inévitables auraient réveillé la solidarité de classe des ouvriers et des soldats allemands. Loin de pouvoir maintenir son emprise sur le territoire occupé, Hitler aurait eu bien du mal à conserver ne serait-ce que son emprise sur Berlin.

Problème posé par les victoires alliées

Les ultra-gauches affirment qu'il n'existe pas d'oppression « nationale » en Europe, révélant ainsi une compréhension confuse de la position du marxisme sur cette question. Les Français, les Tchèques et les Polonais ont été opprimés non seulement en tant que membres des classes exploitées, mais aussi en tant que membres d'une race assujettie. Ils ont donc subi une oppression à la fois sociale et nationale. Le fait qu'il y ait eu différents degrés de subjugation et d'oppression n’y change rien. Le parti révolutionnaire lutte contre toutes les formes d'oppression et de domination nationales et œuvre pour le droit libre et absolu de toutes les nations à déterminer leur propre destin. Il soutient le droit de chaque nation à l'autodétermination. Il soutient la lutte des petites et grandes nations d'Europe pour se libérer du joug de l'oppression impérialiste allemande. Mais la bourgeoisie des nations soumises d'aujourd'hui deviendra demain l'oppresseur et le bourreau des droits de l'Allemagne et des autres nations vaincues. Tous resteront sous la domination de l'impérialisme anglo-américain. Tant que le système impérialiste perdure, les puissances de taille réduite, et même les grandes, ne peuvent demeurer que des satellites et des appendices des grandes puissances aspirant à la domination mondiale. Ainsi, tout en soutenant la lutte pour l'émancipation nationale, la Quatrième Internationale ne la conçoit pas, et ne peut la concevoir, comme distincte de la lutte pour l'émancipation sociale. Il ne peut y avoir de véritable solution au problème de l'autodétermination qu'à partir de la destruction de l'impérialisme en Europe et de l'établissement d'une fédération de républiques soviétiques socialistes. Par conséquent, la lutte pour l'autodétermination et la liberté nationale est la lutte pour les États-Unis soviétiques d'Europe.

La victoire imminente de l'impérialisme anglo-américain pose le problème sous un angle entièrement différent. L'Amérique entend asservir toute l'Europe. Mais comme c'est généralement le cas pour l'Amérique du Sud, et comme elle l'espère pour la Chine et l'Inde, il s'agira d'une domination financière et économique invisible. En Allemagne, et peut-être dans certains États balkaniques, ainsi qu'en cas d'« urgence » , c'est-à-dire d'affrontements ouverts et de guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie dans d'autres pays d'Europe, les impérialistes anglo-américains seront contraints de recourir à l'occupation militaire et à la dictature, du moins dans un premier temps, pour maintenir leur domination. Mais, d'une manière générale et autant que possible, la bourgeoisie américaine, en particulier, privilégiera la domination indirecte qu'elle espère maintenir grâce à sa puissance économique et militaire. Face au risque de provoquer les ouvriers en Grande-Bretagne et en Amérique, et au danger que représentent leurs propres troupes, les impérialistes alliés sont contraints à la prudence dans leurs relations avec l'Europe. La bourgeoisie en France, en Belgique, en Italie et en Europe de l'Est change de maître avec une grande rapidité. Elle s'est rangée du côté des vainqueurs. Elle a accueilli favorablement les impérialistes anglo-américains et compte sur leurs baïonnettes pour réprimer un soulèvement ouvrier. Mais dans l'esprit des ouvriers, les termes « traîtres » et « grands capitalistes » étaient interchangeables. Ils croyaient que c'était la lutte héroïque des masses contre l'occupation nazie et les collaborateurs qui avait sapé la position de l'impérialisme allemand. Révoltés par la collaboration de la bourgeoisie, ils commencèrent immédiatement à lutter pour leurs droits économiques et politiques.

Les victoires de l'Armée rouge posèrent directement aux masses européennes la question de la conquête du pouvoir et de l'expropriation de la bourgeoisie. La réaction ne disposait que d'une base très mince au sein des masses, même de la petite bourgeoisie. L'expérience de la guerre et la ruine économique causée par l'inflation et l'emprise des grandes entreprises, la trahison de la bourgeoisie nationale, la crise et l'incertitude générales du capitalisme, ainsi que le mouvement de masse des travailleurs en première ligne de la lutte contre l'oppression, ont engendré une radicalisation considérable au sein de la petite bourgeoisie. Sur la vague révolutionnaire qui ne fait que commencer, dès les premiers soubresauts avant même qu'elle n'ait pris son ampleur, il est déjà clair que la petite bourgeoisie et les ouvriers se radicaliseront rapidement à gauche malgré toutes les mesures prises pour les contenir. Toute tentative de dictature militaire en Europe occupée serait désastreuse pour les impérialistes. Les soldats des Alliés ne toléreraient pas longtemps leurs armées contre-révolutionnaires.

Mais le cœur du problème réside dans la place centrale qu'occupe désormais l'Allemagne dans la révolution européenne. Que la bourgeoisie alliée et la bureaucratie stalinienne en soient pleinement conscientes est clairement démontré par les plans d'occupation militaire et de démembrement de l'Allemagne. La désintégration du régime nazi entraînerait presque immédiatement des soulèvements prolétariens qui, à leur tour, constitueraient l'enjeu de la révolution socialiste en Allemagne. La dissolution de la structure totalitaire du régime nazi créerait un vide. Hormis quelques vestiges, les nazis disparaîtraient de la scène. Cependant, comme en Europe, la bourgeoisie en Allemagne n'aurait d'autre choix que de s'appuyer sur ses conquérants. Elle deviendrait collaboratrice et traîtresse de l'impérialisme anglo-américain. Ainsi, le problème de la libération de l'Allemagne de la domination et de l'oppression alliées prendrait une dimension à la fois anticapitaliste et anti-alliée. La lutte des classes se manifesterait par une opposition non seulement aux oppresseurs étrangers, mais aussi à leurs agents en Allemagne même. Le problème des ouvriers allemands serait donc d'établir des relations fraternelles avec leurs frères de classe dans les armées alliées.

Les travailleurs étrangers en Allemagne joueront un rôle crucial dans le rapprochement de la classe ouvrière européenne et allemande, mais on ne peut les approcher que dans le cadre d'une résistance de classe unie contre tous les oppresseurs.

Afin de traverser la crise des premières années, il est fort probable qu'avant de recourir à la répression ouverte, la bourgeoisie tentera d'instrumentaliser les sociaux-démocrates et les staliniens pour paralyser la révolte des masses.

Le fait que la révolution qui approche en Europe ne puisse être que la révolution prolétarienne n'exclut pas la possibilité que la bourgeoisie alliée et européenne, dans sa lutte contre la révolution, n'adopte pas les méthodes de la démocratie bourgeoise. L'expérience allemande de la révolution de 1918 a montré que, dans ses premières phases, la contre-révolution prend une forme « démocratique bourgeoise » ou pseudo-démocratique. Face à l'immense soulèvement des masses en Europe ; Compte tenu des complications liées à la bourgeoisie en Asie et dans les colonies, ainsi que des problèmes internes à la bourgeoisie européenne, il serait extrêmement difficile, voire impossible, pour la bourgeoisie alliée d'instaurer des dictatures militaires sur toute l'Europe. Face à la montée des révolutions et en l'absence de soutien populaire massif en Europe, toute tentative de dictature serait vouée à l'échec. Ainsi, la bourgeoisie, qui se prépare à des représailles et à la répression, ne peut que se tourner vers des concessions illusoires. Le déroulement de la révolution espagnole entre 1931 et 1936 peut servir de modèle à l'Europe entière dans la période à venir.

Les révolutions européennes à venir connaîtront des hauts et des bas similaires. Elles traverseront différentes phases, aboutissant inévitablement à des guerres civiles. Mais les masses européennes sont bien plus conscientes de leur propre force et la crise du capitalisme est bien plus grave. L'ensemble du continent européen sera touché par ces bouleversements, car la guerre et les événements de la dernière décennie ont déraciné la société européenne. L'idée que les masses, partout, aspirent instinctivement à une solution socialiste est inconcevable. Si de tels régimes ne sont pas exclus, ils ne seront, dans un premier temps, que provisoires et en situation de crise. Les gouvernements se succéderont rapidement, entraînant une accélération des luttes populaires. La bourgeoisie manœuvrera entre répression et concessions.

Dans certains pays européens, une tentative de perpétuer des dictatures militaires est possible. Mais toutes ces tentatives ne pourront qu'aboutir à la guerre civile et à la lutte pour le pouvoir des ouvriers et des paysans. La relative faiblesse de la bourgeoisie la pousse à recourir autant à la tromperie qu'à la force. La faiblesse du prolétariat réside dans son manque de clarté quant aux tâches qui lui incombent. Ainsi, dans les premières phases du mouvement, les réformistes et les staliniens, en se plaçant à sa tête et en l'orientant vers des voies réformistes, empêchent le prolétariat de s'emparer directement du pouvoir. Mais si le prolétariat n'est pas suffisamment conscient ni organisé (par le biais du parti révolutionnaire) pour établir le pouvoir ouvrier, il l'est néanmoins assez pour résister farouchement à toute tentative de dictature militaire. Ce n'est qu'après une période de terribles luttes de classes et de bouleversements, fondée sur des défaites décisives du prolétariat, que la bourgeoisie peut parvenir à stabiliser la situation grâce à des dictatures militaires.

En France, en Italie, dans les Balkans et dans toute l'Europe, le mouvement est tombé sous le contrôle des staliniens et des sociaux-démocrates, qui tentent de le guider vers les voies inoffensives du frontisme populaire, du parlementarisme, de la démocratie bourgeoise et de la lutte des classes. Pour arracher les masses à leur influence, il est nécessaire de les exposer à l'action. Cela ne peut se faire qu'à travers l'utilisation de slogans et de revendications transitoires qui peuvent revêtir une grande importance. Parallèlement, la demande d'élections et de convocation d'une assemblée nationale peut s'intégrer à l'agitation en faveur des bolcheviks-léninistes. Simultanément, il convient de développer la revendication d'un gouvernement affranchi de tout représentant du capitalisme.

Ces revendications ne sont pas dissociables de l'agitation menée simultanément pour la création de comités ouvriers, de comités de femmes au foyer, de comités d'employés, l'armement des ouvriers et des milices ouvrières, ni même pour la création de soviets et l'instauration d'un gouvernement ouvrier.

L’Assemblée constituante

L'assemblée constituante pourra être convoquée ou non, selon le rapport de forces. Elle pourra toutefois servir à mobiliser les masses contre la bourgeoisie et ses agents. En exigeant que les prétendus représentants du peuple au sein des gouvernements provisoires et d'émigrés rendent leurs prétentions irrévocables en laissant les masses décider, on pourra dissiper les illusions de ces dernières. Les dirigeants travaillistes et staliniens se retrancheront derrière leur statut de minorité au sein du gouvernement, sans en contrôler le pouvoir. Rompez avec la bourgeoisie et prenez le pouvoir ! Ce slogan peut devenir un puissant levier contre les dirigeants des organisations ouvrières traditionnelles. Le Programme de transition, dans son ensemble, devient un guide indispensable au travail quotidien de la Quatrième Internationale en Europe.

Ces questions ne peuvent être résolues à l'avance tant que l'orientation stratégique et tactique de la révolution n'est pas correctement définie. Les mots d’ordre concrets devront être déterminés par la situation à laquelle le parti révolutionnaire sera confronté au fil des événements.

Le mot d’ordre des États-Unis socialistes d'Europe conserve son caractère fondamental pour la période à venir, auquel tous les autres slogans sont rattachés. Les conditions dans lesquelles l'Europe a évolué ces dernières années rendent les masses sensibles non seulement aux questions quotidiennes, mais aussi, et de manière indissociable, aux enjeux nationaux et internationaux. Ainsi, le mot d’ordre des États-Unis socialistes d'Europe conserve toute sa vitalité en tant qu'axe principal autour duquel doit s'articuler l'activité du parti prolétarien en Europe.

Union Soviétique et liberté nationale

L'avancée de l'Armée rouge et l'importance qu'a prise la politique étrangère soviétique dans la vie de l'Europe exigent une analyse claire du rôle que joue désormais l'État soviétique. D'une part, l'acquis fondamental d'Octobre, la nationalisation des moyens de production, a été maintenu et les « alliés » bourgeois de l'Union soviétique ont été tenus à distance, malgré toutes les pressions, comme en témoigne le maintien du monopole du commerce extérieur. D'autre part, la dégénérescence de la bureaucratie soviétique s'est encore accentuée, subissant au cours de la guerre des transformations qui l'ont encore davantage éloignée des masses, accentué son emprise parasitaire sur l'économie soviétique. En matière de politique étrangère, elle s'est efforcée de promouvoir les intérêts de la bureaucratie soviétique, ce qui a engendré des contradictions avec les Alliés. D’autre part, elle s'est rangée aux côtés des impérialistes pour s'opposant implacablement à la révolution socialiste en Europe.

L'avancée de l'Armée rouge dans les Balkans, en Pologne et en Europe centrale illustre ce rôle. La bureaucratie soviétique est alliée à la contre-révolution européenne sous un vernis démocratique. Dans tous les pays où elle est intervenue, aucun problème social ou national n'a été résolu. L'oppression des peuples européens se poursuivra de la même manière, voire s’aggravera par la création de nouvelles minorités nationales, par rapport à l’avant-guerre. Au sein même de l'Union Soviétique, l'oppression des minorités nationales par la bureaucratie russe est passée au second plan pendant la guerre. Les masses des nationalités opprimées, dans leur écrasante majorité, à l'instar des ouvriers et des paysans russes, ont préféré le moindre mal, celui de la bureaucratie soviétique, à l'oppression impérialiste. Mais la question de l'indépendance de l'Ukraine, des États baltes et des autres nationalités soumises se posera comme un problème urgent dans la période à venir. Les bolcheviks-léninistes défendent le droit à l'autodétermination et à l'indépendance, notamment par la création d'une Ukraine socialiste soviétique indépendante, si tel est le désir des masses. Mais une telle lutte ne peut être qu'une composante de la lutte pour le renversement de la bureaucratie stalinienne et la restauration de la démocratie ouvrière en Russie. Il s'agit d'une lutte pour une fédération socialiste des peuples de l'URSS et pour une fédération socialiste des peuples d'Europe.

L'Armée rouge a simultanément un rôle réactionnaire et progressiste en Europe : progressiste dans la mesure où il reflète la volonté de la bureaucratie de défendre les fondements sociaux de l'État soviétique ; réactionnaire dans la mesure où elle révèle son hostilité implacable au développement de la révolution socialiste en Europe.

La bureaucratie stalinienne semble déterminée à utiliser l'Armée rouge afin de réprimer avant tout la tentative des masses allemandes de prendre le pouvoir. D'où la campagne raciste menée contre ces masses. Mais les soulèvements révolutionnaires sont inévitables dans la période à venir. En Allemagne et en Europe, cela provoquera inévitablement des répercussions au sein même de l'Armée rouge.

La bureaucratie stalinienne semble déterminée à former l'Armée rouge dans le but de réprimer avant tout toute tentative des masses allemandes de prendre le pouvoir. D'où la campagne raciste menée contre ces masses. Mais les soulèvements révolutionnaires sont inévitables dans la période à venir. En Allemagne et en Europe, cela provoquera inévitablement des répercussions au sein même de l'Armée rouge.

L'avancée de l'Armée rouge dans les Balkans a engendré une vague de radicalisation et d'organisation du prolétariat dans tous les pays qu'elle a pénétrés. Partout, les partis staliniens se sont immédiatement transformés en organisations de masse. Ainsi, les masses ont manifesté leur adhésion à une solution socialiste à leurs problèmes. Le prestige de l'Armée rouge, que les masses reconnaissent comme la force ayant joué un rôle primordial et décisif dans la défaite des nazis, et la tradition usurpée de la Révolution d'Octobre ont contribué à la mobilisation des masses européennes. Pour la première période, il est désormais clair que les staliniens joueront un rôle majeur au sein du prolétariat, voire dans certaines franges de la petite bourgeoisie, dans presque tous les pays d'Europe. L'Allemagne semble être la seule exception. La politique des staliniens, en tant que collaborateurs des impérialistes, va rapidement leur faire perdre le soutien déjà fragile qu'ils reçoivent des masses allemandes. En Allemagne, la Quatrième Internationale a l'opportunité de s'imposer rapidement au sein de la classe ouvrière allemande.

Le stalinisme représente aujourd'hui un danger encore plus grand pour la révolution socialiste en Europe que ne l'a été la social-démocratie pour les mouvements prolétariens allemands et européens après la Seconde Guerre mondiale. Forts des ressources de la bureaucratie soviétique et du GPU, et surfant sur la vague des victoires soviétiques, ils demeurent une force puissante pour désorienter et perturber systématiquement le mouvement prolétarien au profit de la réaction. Mais l'évolution objective de la situation, la crise et la faillite bien plus graves du capitalisme, l'expérience des masses au cours des 25 dernières années ; la faiblesse des forces réactionnaires ; l'effondrement du fascisme et la radicalisation de la petite bourgeoisie rendent le programme réactionnaire du stalinisme extrêmement difficile à mettre en œuvre. La bourgeoisie sera contrainte de recourir à la démagogie plutôt qu'à la répression directe, sous l'effet de l'impulsion tumultueuse des masses. Ainsi, la politique stalinienne se heurtera aux aspirations des masses et provoquera crises et divisions permanentes ou intermittentes en leur sein.

Cependant, il n'est pas exclu que les staliniens soient capables d'un nouveau tournant à gauche. À l'approche de la fin de la guerre, les antagonismes entre l'impérialisme britannique et américain et la bureaucratie soviétique s'exacerbent. Ainsi, selon les impératifs diplomatiques du moment ou la pression directe des masses, les partis staliniens pourraient être entraînés dans de nouvelles convulsions. Ceci créerait des conditions de travail exceptionnellement difficiles pour le parti révolutionnaire dans ses premiers temps. Une politique pseudo-gauche accroîtrait considérablement le danger que représentent les organisations staliniennes pour la révolution.

L'insurrection imminente contre les nazis ou l'effondrement possible de l'impérialisme allemand mettra immédiatement en lumière la question de la fraternisation entre les ouvriers et les soldats des pays alliés et le peuple allemand. Face au chauvinisme et au racisme abjects des staliniens et des sociaux-démocrates, la Quatrième Internationale en Europe opposera la coopération fraternelle des peuples pour la réalisation de la révolution socialiste. Mais inévitablement, le mouvement des masses en Europe, les grèves et les soulèvements, auront un impact sur les soldats britanniques et américains. Malgré toutes les interdictions (et ces interdictions révèlent que l'état-major allié et la bourgeoisie comprennent parfaitement la situation à laquelle ils seront confrontés), toute tentative d'utiliser les troupes pour des expéditions punitives et pour la répression entraînera une fraternisation et une démoralisation rapide des effectifs. Cet impact sera encore plus marqué parmi les simples soldats de l'Armée rouge. Face à un prolétariat européen en révolte, l'emprise psychologique de la bureaucratie totalitaire s'affaiblira et des tentatives de fraternisation avec les ouvriers allemands et la révolution européenne se manifesteront immédiatement.

Le développement de la révolution en Europe annonce une longue période de kerenskisme ou de régimes de front populaire sur tout le continent. La guerre atteindra un nouveau sommet révolutionnaire qui surpassera largement celui de 1917-1921. La tendance fondamentale de la bourgeoisie sera de tenter de canaliser ce raz-de-marée révolutionnaire en l'orientant vers les rouages ​​de la démocratie bourgeoise. Toute tentative de riposte frontale risquerait d'entraîner des pertes considérables dans des efforts vains pour endiguer l'opposition des masses. Il n'est toutefois pas exclu que, suivant le modèle général des régimes de Front populaire, la bourgeoisie tente de se maintenir au pouvoir par une répression féroce et une dictature ouverte. Mais, dans le contexte général de troubles en Europe et dans le monde, il serait plus avantageux pour la bourgeoisie de combiner la politique de la tromperie avec celle des représailles et de la répression. D'autant plus que les masses elles-mêmes tendront à échapper complètement à son contrôle. Dans ce contexte, les leçons de la révolution espagnole revêtent une urgence immédiate. Le stalinisme, la social-démocratie et le centrisme joueront tous un rôle dans le schéma familier des événements espagnols. Mais précisément parce que la situation peut et va changer brusquement au cours des événements, il est nécessaire de se prémunir contre toutes les formes de sectarisme et d'ultra-gauchisme néfastes (qui ne font que répéter des formules marxistes et refusent d'intégrer les revendications démocratiques dans les phases de transition), tout en participant au mouvement de masse et en se gardant de sombrer dans l'opportunisme et le rapport de forces temporaire.

Au cours des événements à venir en Europe, on assistera à des changements rapides, passant de l'agitation quotidienne aux soulèvements révolutionnaires ; des périodes tempétueuses, suivies de périodes d'accalmie, qui se transformeront à leur tour en bouleversements révolutionnaires. L'instabilité de la situation et les changements brusques et soudains doivent constituer le point de départ de la formation des cadres de la Quatrième Internationale à travers l'Europe.

La pression des masses sur les organisations staliniennes et social-démocrates, en l'absence de partis révolutionnaires forts, tendra inévitablement à provoquer des scissions et l'émergence de courants et d'organisations centristes ou centristes de gauche. En l'absence d'organisations faisant autorité telles que le Komintern, ou même de dirigeants aussi influents que Lénine et Trotsky, une période de confusion idéologique et de regroupement au sein du mouvement révolutionnaire semble inévitable. Tout en préservant leur intransigeance et leur fermeté idéologiques sur la question du programme et des principes du parti, une attitude de pédagogie patiente et d'explications systématiques sera nécessaire, en particulier pour les groupements qui se rapprochent de la Quatrième Internationale.

La situation dans différents pays posera bien sûr le problème à un rythme et de manières différents. Dans certains, la guerre civile éclatera presque immédiatement après la « libération » ou peu après ; dans d'autres, elle aura déjà éclaté avant même l'expulsion des envahisseurs (Grèce, Yougoslavie). La situation en France est différente de celle de l'Italie ; celle de la Belgique de celle des Pays-Bas ; celle de la Yougoslavie de celle de la Hongrie.

Tout en menant leur action dans le but stratégique de conquérir le pouvoir par la révolution prolétarienne, les bolcheviks-léninistes ne sont aucunement exemptés de la nécessité de développer une agitation autour de questions spécifiques afin de mobiliser les masses. L'extrême faiblesse des forces révolutionnaires impose que cela constitue une part importante de leur travail quotidien. Même en présence de partis de masse, ceux-ci ne peuvent se dispenser de mobiliser les masses autour des problèmes concrets auxquels ils sont confrontés. À plus forte raison pour les partis faibles qui s'efforcent de gagner la confiance des masses.

C’est dans ce contexte que se construira le parti révolutionnaire. Les défaites des dernières décennies, conséquences des politiques criminelles des réformistes, des staliniens et des centristes, ont créé des conditions exceptionnellement difficiles pour son édification. Les événements tumultueux qui s’annoncent ne trouvent aucune organisation bolchevique forte sur tout le continent européen. C’est ce qui donnera à l’époque à venir en Europe son caractère tumultueux. L’élan des masses à l’assaut des citadelles du capitalisme atteindra un nouvel élan. Les lâches et les timorés à la périphérie de la Quatrième Internationale ont soulevé la question de l’impossibilité de construire le parti révolutionnaire à temps. Or, toute l’expérience historique a démontré que sans parti, la révolution socialiste est impossible. Ils en concluent que la révolution en Europe sera vaincue. Un tel point de vue est une capitulation lâche face à la bourgeoisie avant même le combat. Il est vrai que le mouvement spontané des masses ne pourra pas renverser le capitalisme sans une organisation directrice pour le prolétariat. Mais il peut et doit créer le milieu propice à la construction du parti révolutionnaire. Sans la lutte elle-même, il est impossible de construire la Quatrième Internationale. Avec une stratégie et une tactique adéquates de la part de l'avant-garde, des partis de masse de la Quatrième Internationale peuvent être construits en quelques années seulement. Une fois fusionnés, organisés, éprouvés et enracinés dans les masses, ils seront la force décisive.