1946

Source : Marxists.org (US), Fourth International, vol. 7, n° 11, novembre 1946. Signé E. Germain.

Traduction par nos soins.

Ernest Mandel

Sur l’utilisation opportuniste des mots d’ordre démocratiques

I° juillet 1946

Opportunisme et sectarisme apparaissent comme des tendances symétriques au sein du mouvement révolutionnaire et découlent d’une même incompréhension des liens entre stratégie et tactique léninistes. De plus, ils ont la fâcheuse caractéristique de se nourrir mutuellement. Tous les partis révolutionnaires du passé ont connu l’émergence de déviations centristes dans la lutte contre le sectarisme, et inversement. L’histoire de la Troisième Internationale, entre 1919 et 1923, n’est qu’une tragique répétition de ces expériences successives. Notre mouvement ne pourra échapper à la même expérience. La tâche de sa direction est d’éduquer soigneusement les cadres, afin d’éviter à chacun de subir à nouveau les douloureuses épreuves du passé, et d’endiguer la contagion dès son apparition.

Les sectaires instrumentalisent souvent les arguments léninistes contre l’opportunisme pour introduire subrepticement au sein du mouvement révolutionnaire leur propre incompréhension de la cohérence politique marxiste. Les opportunistes, quant à eux, dissimulent souvent leur propre vacuité théorique derrière un voile d'arguments léninistes contre le sectarisme. Cela ne diminue en rien la justesse de ces arguments lorsqu'ils sont utilisés par un parti bolchevique, c'est-à-dire dans le cadre d'une orientation politique et d'un programme d'action corrects. Mais cela impose au polémiste révolutionnaire l'obligation, lorsqu'il expose un problème tactique, de peser soigneusement son argumentation générale afin d'accompagner chaque attaque contre l'ultra-gauche d'une attaque contre la droite. Autrement, il court lui-même le risque de tomber dans l'excès inverse. L'histoire du mouvement ouvrier nous enseigne que ce danger est particulièrement grand pour les tendances et les individus qui se spécialisent dans la « lutte contre le sectarisme » . Car s'il est vrai que « le sectarisme complète l'opportunisme comme une ombre » , nombreux sont ceux qui, en commençant à combattre cette ombre, se retrouvent bientôt alliés à l'opportunisme le plus abject – dans la lutte contre le programme révolutionnaire lui-même.

Le léniniste, lorsqu'il aborde la question de l'utilisation des revendications démocratiques, part de son appréciation objective de l'époque et du programme de la révolution socialiste qui en découle. La question tactique consiste uniquement à amener les masses à accepter ce programme, et non à les occuper autrement tant qu'elles ne le « comprennent » pas ! Pour le léniniste, les revendications démocratiques ne sont que des instruments de mobilisation des masses laborieuses.

L'opportuniste, quant à lui, pose la question des slogans démocratiques d'une manière tout à fait différente. « Pour le moment » , la question de la révolution prolétarienne « n'est pas encore posée » , ou « n'est plus posée » . Il vaudrait mieux « cesser d'en parler pendant quelques années » et se tourner vers des problèmes « plus concrets » . Ces problèmes « plus concrets » ne doivent pas être constamment abordés en lien avec la révolution prolétarienne, comme l'exige la tactique léniniste, mais indépendamment du programme révolutionnaire. Autrement dit, durant toute cette période, les masses, incapables de lutter pour des revendications révolutionnaires, ne se battront que pour des revendications démocratiques, du moins sur le terrain politique. Plus tard, lorsque la conscience des masses aura « mûri » , la révolution prolétarienne sera de nouveau à l'ordre du jour. Un bref voyage en Europe montrera aux opportunistes d'outre-Atlantique que leur argumentation est, sur tous points, semblable à celle des dirigeants staliniens – dont l'écho fidèle se fait également entendre dans les rangs des centristes continentaux.

Ainsi, la différence fondamentale entre la conception léniniste et la conception opportuniste des revendications démocratiques réside en ceci : pour le léniniste, les revendications démocratiques ne sont que des instruments visant à déclencher des actions révolutionnaires des masses, dans le but de créer un double pouvoir ; pour l'opportuniste, ces slogans servent de prétextes pour mettre de côté, sine die, la mobilisation révolutionnaire des masses et la remplacer par des manœuvres habiles, électorales, parlementaires et de factions au sein des « organisations de masse » . Le léniniste qualifie la phase actuelle de préparation propagandiste et organisationnelle des masses aux tâches révolutionnaires ; l'opportuniste la qualifie de « vide » , d'« intermède » , d'« étape intermédiaire » nécessaire, etc.

Les « Illusions démocratiques » des masses

De ces différentes prémisses découlent différentes conclusions. Pour le léniniste, les illusions démocratiques des masses, fruits de facteurs historiques conjoncturels et accidentels, ne sauraient en aucun cas constituer des obstacles à leur action révolutionnaire. Au contraire, la possibilité particulière d’utiliser des revendications démocratiques tient au fait que, face aux tendances autoritaires de la bourgeoisie, ces slogans facilitent la mobilisation des masses contre la propriété capitaliste et l’État capitaliste... c’est-à-dire pour les objectifs finaux de la révolution prolétarienne ! L’opportuniste, en revanche, interprète l’existence d’illusions démocratiques parmi les masses comme le signe qu’elles garderont, pendant une période prolongée, les yeux rivés sur les Parlements et refuseront d’agir en dehors du cadre parlementaire. Selon l’opportuniste, les illusions démocratiques des masses les rendent incapables de mener à bien des actions révolutionnaires.

L’expérience des deux dernières années en Europe a clairement démontré l’erreur des opportunistes qui posent la question de cette manière. Après une brève période d’euphorie avec un régime parlementaire – plus décadent, corrompu et paralysé que jamais –, les masses ont partout perdu tout intérêt pour ce qui se passe dans l’enceinte des « sénateurs romains » . Pas une seule question importante, et surtout une question de démocratie, ne s’est posée en Europe sans que les masses ne soient prêtes à s’engager spontanément dans des actions extraparlementaires, des actions révolutionnaires embryonnaires. Bien sûr, les staliniens et les réformistes ont voulu empêcher le déclenchement de ces actions. Mais il incombe à nos opportunistes d’expliquer pourquoi, du fait de l’« incompréhension » des masses, ces mouvements doivent être maintenus dans le cadre de la démocratie bourgeoise...

Face à l'hésitation d'Humbert de Savoie [1] à abdiquer, les ouvriers milanais voulurent réagir par l'action directe. Un acte criminel aurait été commis par le sectaire qui, devant les hésitations royales, aurait lancé le slogan : « Ni monarchie ni république, vive les Soviets ! » En pratique, cela aurait signifié dire aux masses : « Ne vous préoccupez pas du fait qu'on vous prépare un nœud coulant. Étudiez patiemment nos écrits et n'agissez que lorsque vous comprendrez que nous, et nous seuls, détenons le monopole de la science. » Mais un slogan encore plus criminel aurait été : « Exigez une action rapide de l'Assemblée constituante. Que les partis communiste et socialiste votent immédiatement la destitution du roi » , etc. Cela aurait signifié étouffer dans l'œuf la volonté d'agir des masses, les repousser dans le cadre parlementaire, alors même qu'elles en étaient déjà sorties. La seule façon précise de poser le problème était d'appeler les masses à la grève générale et à l'organisation de comités de lutte contre Humbert et la monarchie, pour la République. Autrement dit, il s'agit de les appeler à créer des organes de pouvoir révolutionnaire à partir de slogans démocratiques. Quiconque, dans ces conditions, refuse de formuler des mots d’ordre d'action, refuse de lier les slogans démocratiques au slogan des comités, n'est pas un dirigeant, mais un poids mort pour le mouvement. Des opportunistes malveillants objecteront : « Mais vous-même, dans votre lutte contre les sectaires, vous avez insisté sur l'absence de maturité politique des masses à ce stade ; sur leur incapacité à se poser consciemment le problème du passage à la lutte pour les Soviets. » C'est vrai. Mais toute la tâche de la Quatrième Internationale consiste à résoudre, et non simplement à poser, la contradiction entre la situation objectivement révolutionnaire et la conscience arriérée des masses face à cette situation. Qu'il soit faux de fermer les yeux sur cette contradiction (comme le font les sectaires) et de continuer à réciter des litanies communistes ; il est tout aussi erroné de se laisser hypnotiser par un état d'esprit passager des masses (comme le font les opportunistes) et de fonder une ligne politique non pas sur la nécessité d'aider les masses à s'élever à la hauteur de leurs tâches historiques, mais sur celle de s’abaisser, avec son programme, au niveau des couches les plus défavorisées de ces masses.

Une expression particulière de la contradiction entre la maturité des conditions objectives et l'immaturité des conditions subjectives à la révolution prolétarienne réside dans la contradiction entre la conscience et l'expérience des masses, entre leur façon de penser et leur façon d'agir. Le niveau de conscience politique du prolétariat italien est certainement inférieur à celui de 1920, époque où les idées d'internationalisme et de dictature du prolétariat étaient bien plus répandues et acceptées par les masses qu'elles ne le sont aujourd'hui. En revanche, l'action des masses se manifeste à un niveau bien supérieur à celui de l'après-Première Guerre mondiale, ayant pris à ses débuts, en 1943, la forme de la création des Soviets et des milices armées. Les masses continuent de voter pour le Parti socialiste (PS) et le Parti communiste (PC), elles continuent d'adhérer à ces organisations, dans la mesure où elles ne sombrent pas dans le scepticisme politique ; mais lorsque vient le moment d'agir, que ce soit contre Mussolini, contre le coût élevé de la vie ou contre la monarchie, elles agissent bien plus conformément au programme trotskiste qu'aux directives de leurs « dirigeants » perfides. Bien sûr, tant que cette contradiction demeure irrésolue, même les actions les plus vastes et les plus décisives sont par avance vouées à l'échec. Mais ce ne sont pas les « illusions démocratiques » qui bloquent la voie vers la Quatrième Internationale pour les masses, mais, en réalité, tout l'héritage du mouvement ouvrier, leurs illusions sur le rôle « révolutionnaire » de leurs « dirigeants » actuels, le poids de l'inertie et de la tradition, la faiblesse matérielle des organisations trotskistes et leur champ d'action restreint – c'est la combinaison de tous ces facteurs qui empêche une transition rapide des masses vers les sections européennes de la Quatrième Internationale. Nous sommes nous-mêmes fermement convaincus que, durant cette période de luttes ouvrières, le parti révolutionnaire se renforcera avec suffisamment de rapidité et de fermeté pour conduire le prolétariat à la victoire, avant d'être définitivement vaincu. Mais pour atteindre ce but, le parti doit, avant tout, conserver son identité et son étendard, sans se mêler en aucune façon aux flagorneurs d'une démocratie bourgeoise corrompue.

Le caractère algébrique des revendications démocratiques

Fidèles à eux-mêmes, les opportunistes, partant de l'impossibilité de lutter à ce stade pour la révolution prolétarienne, en déduisent que le combat immédiat doit porter sur la « défense de la démocratie bourgeoise » contre les tentatives autoritaires de la bourgeoisie. L'agonie de la démocratie bourgeoise incite les opportunistes à tenter de la maintenir en vie par des remèdes insipides et charlatanesques ; tandis que, dans ces conditions, pour le léniniste, il s'agit d'achever l'agonie au moyen de slogans démocratiques.

Dans sa lutte acharnée contre les sectaires staliniens de la Troisième Période, Trotsky n'a pas manqué de remarquer, au passage, qu'il ne s'agissait nullement de défendre la « démocratie pourrie de Weimar » contre les nazis ; c'était précisément la décadence de cette « démocratie » qui engendrait et engendrerait toujours de nouveaux Hitler. Il s'agissait uniquement de défendre les noyaux de démocratie ouvrière qui existaient au sein de la « démocratie » bourgeoise, de partir de cette défense comme d'un tremplin pour passer à l'offensive, afin d'en finir, après Hitler, avec le régime de Weimar, après Kornilov, avec Kerensky.

Il semble superflu de le répéter, mais c'est précisément de ces considérations que découle le caractère algébrique des slogans démocratiques. Lorsque nous cherchons à mobiliser les masses contre la monarchie, obstacle à la désintégration complète du pouvoir bourgeois, nous ne leur disons pas qu'une république bourgeoise est « préférable » à une monarchie bourgeoise. La nature de classe de la république pour laquelle nous appelons les masses à lutter est délibérément laissée ouverte – non pas parce que nous envisageons la « possibilité » de créer une république « ni bourgeoise ni ouvrière » – mais parce que cette catégorie de slogans correspond précisément à une étape de la lutte réelle, celle où les masses se jettent déjà consciemment contre un obstacle sans savoir clairement pour quoi elles luttent. Nous cherchons à faciliter leur compréhension de l’objectif positif de leur lutte en rattachant le mot d’ordre de République à l’ensemble du programme de transition, c’est-à-dire à une série de slogans qui dépassent le cadre de la société capitaliste. L’étape suivante sera donnée par le processus historique lui-même. Si, au cours de la lutte pour la « République » , apparaissent des comités, nous opposerons le pouvoir de ces comités à toute « république démocratique » ; alors nous serons pour la « République des comités » . Si, dans cette phase de la lutte, aucun comité n'est constitué, nous nous séparerons immédiatement de toute tentative de stabilisation d'une quelconque république bourgeoise. Nous montrerons aux masses que ce n'est pas la continuation de leur misère sous une nouvelle étiquette qu'elles souhaitaient, et elles nous comprendront parfaitement. Mais, en lançant à chaque étape le slogan approprié, nous restons irréconciliablement hostiles à toute forme d'État bourgeois et à chacune de ses institutions, sans jamais dissimuler cette hostilité, sans jamais la masquer au nom d'une quelconque « tactique » .

Les opportunistes, quant à eux, révèlent clairement l'origine de leurs conceptions lorsqu'ils invoquent le principe du « moindre mal » et suggèrent sérieusement qu'une république bourgeoise « vaut mieux » qu'une monarchie, ou qu'un État monocaméral est « préférable » à un État doté d'une Chambre et d'un Sénat. Il est évident que, lors des discussions sur les questions constitutionnelles, nous devons toujours populariser les solutions les plus radicales et les plus avancées – tout comme, lors d’un débat sur un budget militaire, nous critiquerons les détails, exigerons une réduction de la durée du service, une augmentation de la solde, etc. Mais cela ne nous empêche pas de rejeter l’ensemble de la constitution bourgeoise, tout comme nous rejetterons toujours l’ensemble du budget militaire, quelles que soient les « réformes » qui y sont introduites.

Il est indéniable qu'il est « plus facile » pour le prolétariat et son parti de progresser sous une république que sous une monarchie, avec une assemblée parlementaire unique plutôt que deux. Mais le problème auquel le prolétariat est confronté aujourd'hui n'est pas celui du choix de cadres « faciles » et idéaux pour sa lutte, mais celui de se défendre, de défendre son existence même en tant que classe, contre les cataclysmes engendrant une misère croissante, le chômage, le fascisme et la guerre. Ces cataclysmes qui oppriment la classe ouvrière découlent d'une cause fondamentale : la décadence capitaliste, aussi bien dans un pays monarchique comme l'Italie que dans la République espagnole, aussi bien dans un régime bicaméral (comme la majorité des pays des Balkans avant la guerre) que dans un régime monocaméral (comme en Allemagne). Ceux qui, confrontés à ces cataclysmes endémiques au capitalisme décadent, appellent les masses à consacrer leurs précieuses énergies à la seule création d'un autre cadre où elles seront exploitées, ne méritent pas le nom de révolutionnaires. La fermeté des principes, l’adoption d’une tactique qui, quelle que soit sa flexibilité, reste une tactique principielle, voilà ce qui caractérise le léninisme par opposition à l’opportunisme sans principes qui, par une série de salto mortales « tactiques » , se retrouve hors du programme révolutionnaire.

Puisque les opportunistes, en attribuant une valeur « intrinsèquement progressiste » à la démocratie bourgeoise décadente, considèrent les mots d’ordre démocratiques comme une plate-forme parlementaire ou programmatique pour rallier les votes ou la sympathie des masses, plutôt que comme des moyens destinés à déclencher l'action des masses, ils finissent naturellement par abandonner l'indépendance politique du prolétariat. C'est sur cette question que la distinction entre léninistes et opportunistes s'exprime le mieux. Pour les léninistes, la stratégie fondamentale demeure la lutte des classes. Les slogans démocratiques n'acquièrent une importance nouvelle que dans la mesure où ils aident le parti révolutionnaire à mobiliser le prolétariat contre la bourgeoisie ; ils constituent un moyen supplémentaire, dont nous reconnaissons l'importance, d'accroître le fossé qui sépare idéologiquement les ouvriers des capitalistes. Ils permettent également de mettre à nu toute l'infamie du régime capitaliste en décomposition, dont l'un des traits les plus abjects consiste précisément en la disparition plus marquée des droits démocratiques les plus élémentaires. Mais tout cela n'est valable qu'à condition que les slogans démocratiques soient intégrés à la propagande et à l'agitation ouvertes contre le capitalisme en tant que tel, que le prolétariat préserve son indépendance politique et qu'il s'attaque résolument à la bourgeoisie, classe responsable de l'absence de libertés.

Les opportunistes, au contraire, partant dans leur analyse d'un « recul » ou d'un « manque de maturité » , ne voient dans le prolétariat qu'un « ciment » vide, fruit de la lutte pour « la démocratie la plus élémentaire » , tout en passant soigneusement sous silence sa dimension de classe. Ils ne mentionnent pas la responsabilité de la bourgeoisie, du capitalisme en tant que tel, et incitent les masses à se mobiliser contre un bouc émissaire, qu'il s'agisse de l'« impérialisme » étranger, de la « réaction » ou du roi. À l'heure où même la bourgeoisie des pays arriérés et coloniaux est incapable de lutter pour un minimum de « démocratie » , et instaure, sous le regard bienveillant de l'impérialisme étranger, les dictatures les plus féroces lorsque les masses sont trop faibles pour résister, les opportunistes cherchent des « compagnons de route » bourgeois au sein même des pays impérialistes, censés progresser vers une « véritable démocratie » . Tenter d'unir sous une même bannière, à l'ère du capitalisme décadent, le capitaliste qui lutte pour la « liberté » d'exploiter sans entrave « ses » travailleurs et le travailleur qui lutte pour la liberté de se libérer de toute exploitation, revient, comme l'affirme le programme de transition, à transformer les slogans démocratiques en un nœud coulant autour du cou du prolétariat. En pratique, ce « nœud coulant » se matérialise sous la forme d'un « bloc » , d'un « front » ou d'un « mouvement populaire » , au nom duquel le prolétariat est invité à s'allier à son ennemi de classe « pour la défense des droits démocratiques » . Il est triste de devoir répéter des vérités élémentaires de ce genre à des « révolutionnaires » qui continuent de se dire « trotskistes » ...

Opportunisme et sectarisme

Comment ne pas remarquer la symétrie frappante entre les raisonnements sectaires et opportunistes sur la question des mots d’ordre démocratiques ? Pour le sectaire, « l’époque actuelle » n’autorise pas l’usage de ces mots d’ordre ; pour l’opportuniste, « l’époque actuelle » ne permet, sur le plan politique, que leur usage seulement. Pour le sectaire, les slogans démocratiques sont à rejeter en tant que tels ; pour l’opportuniste, ils sont en eux-mêmes « progressistes » . Pour le sectaire, les slogans démocratiques « renforcent » les illusions démocratiques des masses ; pour l’opportuniste, ces illusions rehaussent encore le prestige des slogans démocratiques car elles rendent la lutte pour la révolution impossible « pour le moment » . Le sectaire accuse le léniniste de « préférer » les slogans démocratiques aux Soviets ; l’opportuniste l’accuse de « lier » les slogans démocratiques aux Soviets. Pour le sectaire, la tâche consiste à « éduquer les masses » tout en évitant l'action ; l'opportuniste, au fond, reprend la même idée, mais au lieu de proposer un remède, il propose la méthode homéopathique : il « éduque » les masses en leur faisant répéter leurs propres erreurs. En pratique, le sectaire se réfugie dans son bureau et l'opportuniste dans la tribune parlementaire. Quand il est trop tard, tous deux accusent les masses de leurs propres fautes. Pleins de suffisance, ils les accusent d'une incapacité chronique à comprendre une tactique « intelligente » et ne tirent jamais eux-mêmes les leçons des événements.

Ces conceptions mécaniques et schématiques, communes au sectarisme et à l'opportunisme, s'opposent fondamentalement à la méthode dialectique des bolcheviks, qui exprime la loi élémentaire de l'histoire contemporaine, celle du développement combiné. La lutte pour la révolution prolétarienne passe, même dans les pays les plus avancés aujourd'hui, par la lutte pour les revendications démocratiques les plus élémentaires. Mais ces revendications ne peuvent se réaliser, même dans les pays les plus arriérés, que par la victoire du prolétariat et le renversement du capitalisme.

Cependant, tant qu'on se contente de constater l'existence de facteurs contradictoires dans la réalité, on ne dépasse pas le stade empirique de la pensée – source même de tant d'erreurs opportunistes. Le marxisme commence là où la pensée découvre la tendance fondamentale qui sous-tend d'innombrables mouvements contradictoires. C'est pourquoi les marxistes reconnaissent l'importance des revendications démocratiques, même dans les pays les plus avancés, lorsqu'ils sont intégrés à l'ensemble du programme de transition. C'est pourquoi un marxiste doit subordonner ces slogans à l'ensemble du programme, comme on subordonne une tâche supplémentaire à une tâche fondamentale. C'est pourquoi il reconnaît le caractère épisodique et transitoire de ces slogans, qui peuvent se transformer, en vingt-quatre heures, de moteurs en freins pour le mouvement de masse. En revanche, tant que nous vivrons sous le régime du capitalisme décadent, dans des conditions prérévolutionnaires, la mobilisation des masses pour la création d'un double pouvoir demeure la tâche principale. Pour nous, les slogans démocratiques ne sont qu'un moyen parmi d'autres pour accomplir cette tâche – et rien de plus.

Notes

1

Humbert de Savoie était le fils du roi d’Italie Victor-Emmanuel III, qui abdiqua en sa faveur le 9 mai 1946. Il règna 35 jours et quitta l’Italie après la proclamation de la République (NdMIA).