1951 |
Source: Bulletin intérieur du Secrétariat International de la IV° Internationale, n°1, janvier 1951. |
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Le IX° Plénum du CEI [Comité Exécutif International] a déclaré ouverte la discussion préparatoire au III° Congrès mondial de notre internationale et a fixé celui-ci pour l'année 1951.
Deux documents approuvés par le IX° Plénum, présentés par le secrétariat international, serviront de base à l'ouverture de cette discussion : les « Thèses sur les perspectives internationales et l'orientation du mouvement de la IV° Internationale » , « La révolution yougoslave et la IV° Internationale » .
Le premier document a un caractère général et ne supplée pas au besoin de présenter, avant le congrès mondial, une « Résolution politique » qui s'occupera plus spécialement de l'analyse concrète de la situation internationale et de nos tâches politiques pour l'avenir immédiat.
Mais il est apparu nécessaire d'ouvrir la discussion dans l'internationale avant tout sur la base d'un texte qui tracerait les grandes lignes des perspectives de l'évolution de la situation internationale dans les années prochaines, et qui réaffirmerait et préciserait une série de notions fondamentales qui déterminent la pensée et l'action de notre mouvement.
Car nous avons réalisé, avec une clarté plus grande que jamais depuis le II° Congrès mondial, et plus spécialement durant les derniers temps, deux constatations auxquelles nous attribuons une importance fondamentale :
Nous sommes entrés depuis la fin de la dernière guerre dans une période essentiellement différente de tout ce que nous avons connu dans le passé, et le rythme de cette période s'accélère constamment.
Devant cette période nouvelle en évolution rapide et brusque, il est vital, il est impérieux pour un réel mouvement marxiste révolutionnaire comme le nôtre, de rattraper le décalage inévitable entre sa façon de penser, entre la théorie et les nouveaux développements de la réalité objective, par un effort constant de dépassement dialectique de toute notion périmée, de tout schématisme, de tout dogmatisme, de toute façon de penser incapable d'embrasser, d'analyser et de comprendre le contenu infiniment riche d'une nouvelle réalité en plein épanouissement.
Des camarades ont écrit qu'à la veille de la dernière guerre, notre théorie, c'est-à-dire la façon dont notre pensée collective (la pensée de notre mouvement) s'était appropriée la réalité de son temps, paraissait solide, sans fissures. Maintenant, disent ces camarades, tout semble se disloquer.
La réalité naturellement est loin d'être telle que l'imaginent ces camarades, pleurant à chaudes larmes (et nous voulons croire à la sincérité de ces larmes) sur l'harmonie soi-disant brisée de notre théorie.
Quant à nous, qui n'avons jamais concédé à la primauté de la théorie (de n'importe quelle théorie) sur la vie (une telle affirmation va essentiellement à l'encontre d'une compréhension véritable, non mystique, non schématique, non dogmatique de ce qu'est le marxisme), nous donnons à ce phénomène une tout autre explication.
Il est vrai qu'à la veille de la dernière guerre notre théorie paraissait plus globale, plus uniforme, plus harmonieuse, car elle embrassait un contenu infiniment moins compliqué et moins dynamique qu'actuellement. A la veille de la dernière guerre, le monde apparaissait en équilibre et en repos relatifs, aussi bien en ce qui concerne le régime capitaliste que le stalinisme. Peut-on dire, même de loin, le même chose pour la période actuelle ?
Le problème, pour le véritable mouvement marxiste révolutionnaire, n'est pas de vouloir faire entrer coûte que coûte la réalité nouvelle dans ses normes de pensée d'hier, mais d'élargir et de modeler celles-ci de façon à les mettre en harmonie avec les nouveaux développements objectifs, qu'il s'agit naturellement de bien comprendre et de bien théoriser, selon une ligne principielle et non empirique ou opportuniste.
C'est ce que nous avons accompli en partie (dans la mesure de nos capacités collectives) surtout depuis le II° Congrès mondial. Car c'est en effet surtout depuis cette date que la ligne de l'internationale se précisa et se développa sur une série de questions fondamentales qui concernent une meilleure compréhension de la nature de la période dans laquelle nous vivons et de ses perspectives.
Les transformations subies par le régime capitaliste à travers et à la suite de la dernière guerre, ses perspectives, ainsi que les transformations subies par le stalinisme, son rôle, ses perspectives, ont été l'objet d'une meilleure compréhension par notre mouvement, qui ne s'était pas faite d'emblée, mais progressivement, les événements aidant, avec des lacunes et des retards inévitables.
Dans le texte « Thèses sur les perspectives internationales... » , nous avons tenté de réaffirmer cet acquis de notre mouvement et de mieux préciser les points qui nous sont apparus essentiels pour notre orientation dans les années à venir. Ces idées exposées dans le document sus-mentionné sous une forme condensée et plutôt axiomatique ont naturellement besoin d'un développement plus long. C'est ce que nous nous efforcerons de faire dans le présent article.
La réalité sociale objective pour notre mouvement est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu'on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité sociale objective tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouve même actuellement dirigée ou influencée par la bureaucratie soviétique.
Connaître la réalité sociale objective afin de pouvoir agir efficacement sur elle se résume par conséquent, pour nous, à connaître le devenir actuel du régime capitaliste (l'état statique et dynamique), et le devenir du stalinisme.
Quelle est la différence fondamentale entre l'état actuel du capitalisme et celui d'avant-guerre ?
Cette différence s'exprime avant tout dans la rupture multiple de l'équilibre du régime capitaliste et dans le fait que cette rupture va en s'aggravant.
Le capitalisme en tant que régime se caractérisait, comme l'a dit Trotsky, par un équilibre à la fois « complexe » (économique, social, international) et « dynamique » , c'est-à-dire en perpétuelle évolution vers une rupture suivie d'un rétablissement.
L'équilibre capitaliste résultait d'un certain rapport entre son fonctionnement économique, les rapports de classe à l'intérieur de chaque pays, et les rapports internationaux. Comme chacun de ces facteurs principaux ne reste pas statique mais, en évolution constante, il se produit un mouvement correspondant de l'équilibre vers la rupture — sous l'influence d'une crise économique par exemple, d'une révolution, d'une guerre — suivi ensuite d'un nouveau rétablissement.
Jusqu'à la veille de la dernière guerre, le capitalisme a évolué selon ce schéma général, les bases objectives d'un nouvel équilibre s'avèrent encore assez importantes.
Ce qui n'est pas actuellement le cas. Le déséquilibre du système capitaliste provoqué à travers et à la suite de la dernière guerre s'avère être fondamental, chronique, et va en s'aggravant. Ceci pour les raisons essentielles suivantes que nous saisissons maintenant de plus en plus clairement et dans toute leur importance capitale : par la dislocation du domaine colonial de l'impérialisme à la suite de la révolution coloniale en Asie, et plus particulièrement de la révolution chinoise ; par la rupture de l'unité économique de l'Europe capitaliste à la suite de la formation du « glacis » soviétique ; par le développement pléthorique du capitalisme américain au milieu d'un marché capitaliste rétréci et appauvri, et par le rôle économique et politique perturbateur qu'est obligé d'assumer dans ce monde l'impérialisme américain ; par la puissance économique et politique propre que représente l'URSS.
Tous ces nouveaux facteurs ensemble jouent dans le sens du maintien et de l'aggravation de la rupture de l'équilibre capitaliste sur tous ses plans : des rapports économiques, des rapports de classes, des rapports internationaux.
Je ne crois pas nécessaire pour le but de cet article (et la documentation statistique adéquate me fait défaut) d'insister en détail sur ce que représente exactement pour certains pays capitalistes, et pour le régime dans son ensemble, la perte, du point de vue économique (placement de capitaux et de marchandises, sources de matières premières, équilibre des échanges) de territoires comme la Chine, le Viêt-Nam, la Corée, l'Indochine, la Malaisie, la Birmanie. Certains de ces territoires ne sont pas encore effectivement perdus pour l'impérialisme, mais ils sont en voie de l'être, ce qui détermine déjà certaines réactions et préparatifs de l'impérialisme. La perte de la Malaisie par exemple précipiterait l'impérialisme britannique dans une crise financière grave, en le privant des ressources importantes qu'il tire actuellement de l'exploitation de ce pays.
Il faut d'autre part compter non seulement avec ce que représentent ces pertes par rapport à l'ancien état du capitalisme mais aussi par rapport à ses possibilités d'avenir, à ses perspectives. De ce point de vue, par exemple, la perte du marché chinois est une défaite historique de l'impérialisme yankee sur le plan de ses possibilités d'expansion. Mêmes considérations en ce qui concerne la signification économique pour l'Europe capitaliste, en particulier de la perte des pays qui constituent actuellement le « glacis » soviétique.
Toutes ces modifications de structure (auxquelles s'ajoutent les nouveaux rapports entre puissances capitalistes à la suite de la prépondérance écrasante acquise par l'impérialisme yankee sur tous les autres pays capitalistes) font que le régime capitaliste, ayant perdu son équilibre, n'a maintenant aucune chance de le retrouver sans la reconstitution d'un marché mondial englobant les territoires perdus, et sans redistribution plus équilibrée des forces à l'intérieur du camp impérialiste.
Une telle perspective n'est théoriquement pas exclue dans le cas d'une guerre victorieusement menée par l'impérialisme et qui comporterait en plus un affaiblissement notable de l'impérialisme américain, tout en ménageant dans une égale mesure d'autres puissances comme l'Angleterre, la France, l'Allemagne, le Japon.
Pratiquement, cependant, nous sommes très loin d'une telle perspective. Il n'en reste pas moins que le capitalisme, ayant constaté l'échec de toutes ses tentatives de restaurer un certain équilibre, et le fait qu'au contraire il perd constamment du terrain, se lance actuellement dans la préparation militaire, économique et politique plus précise d'une nouvelle guerre. Voici un premier point de repère important et une première perspective essentielle de l'évolution de la situation internationale. Comprendre que le capitalisme évolue maintenant rapidement vers la guerre, car il n'a pas d'autre issue immédiate ou lointaine, et que ce processus ne pourra s'arrêter sans destruction préalable du régime, c'est déjà se fixer sur une ligne fondamentale de l'évolution de la situation internationale.
Ni les tendances défaitistes et « neutralistes » qui gagnent certains milieux de la bourgeoisie européenne, ni les tendances « isolationnistes » de certains milieux de la bourgeoisie américaine ne pourront déterminer à la longue la ligne fondamentale du noyau essentiel de la bourgeoisie monopoleuse internationale et de la bourgeoisie monopoleuse américaine en particulier. Même seule, cette dernière, si elle arrive à maintenir son contrôle sur les masses américaines, risquera plutôt la guerre que de se rendre sans combat à la révolution. La discussion entre marxistes-révolutionnaires ne peut s'engager par conséquent sur l'inévitabilité ou non de la guerre, aussi longtemps que le régime capitaliste reste debout, mais se limite à la question des délais, des conditions pour l'éclatement de la guerre, ainsi que sur la nature et les conséquences d'une telle guerre.
Sur toutes ces questions, les documents de l'internationale ont porté des précisions importantes. Contre ceux qui ont soutenu d puis quelques années déjà l'opinion de la troisième guerre mondiale « immédiate » , la direction de l'internationale a opposé son argumentation, justifiée en grande partie par les événements, démontrant l'impréparation de l'impérialisme pour la guerre générale, et la crainte, d'autre part, de la bureaucratie soviétique de s'engager dans une guerre générale qui mettrait en danger son propre équilibre. Il est cependant vrai que, dans cette perspective générale juste de la direction internationale, telle qu'elle a été définie plus concrètement lors du VIII° Plénum du CEI, il y avait deux points faibles, qui sont apparus clairement comme tels à la lumière de la guerre de Corée et de ses conséquences internationales. Le premier point à l'état implicite dans cette perspective était la surestimation des forces effectives de l'impérialisme, et la sous-estimation correspondante des forces adverses. C'est lors de la guerre de Corée que notre mouvement a réalisé pour la première fois cette constatation importante que le rapport de forces sur l'échiquier international évolue actuellement au désavantage de l'impérialisme ; que la dislocation interne et le déséquilibre du régime capitaliste sont plus grands que nous ne les avons supposés et que la bureaucratie soviétique et les directions staliniennes elles-mêmes ne l'ont fait ; que le poids de la révolution coloniale en Asie pèse plus lourdement que nous ne l'avons réalisé sur les destinées du capitalisme ; que le vrai rapport des forces entre l'impérialisme et les forces qui lui sont opposées ne se mesure pas simplement sur le plan des ressources matérielles et techniques réciproques, mais aussi sur le plan des rapports sociaux, des rapports de classes, et que ces rapports évoluent internationalement au désavantage de, l'impérialisme ; que l'élan révolutionnaire des masses dressées contre l'impérialisme s'ajoute comme une force supplémentaire aux forces matérielles et techniques qui le combattent.
Le deuxième point faible de notre perspective (et qui du reste découlait de cette estimation erronée de la véritable tendance de l'évolution du rapport des forces international) était d'avoir placé la possibilité pour l'impérialisme de déclencher une guerre générale seulement après de « longues années » (rapport politique du VIII° Plénum du CEI). Ce délai découlait de l'estimation qu'il existait une « neutralisation réciproque » entre le bloc impérialiste et le bloc dirigé par l'URSS, et que cette neutralisation se prolongerait pour de « longues années » , reniant entre-temps la guerre « impossible » . En réalité, la guerre de Corée a démontré que le rapport des forces international (disons pour schématiser le rapport des forces entre les deux blocs) ne tendait pas vers l'équilibre prolongé, mais évoluait au désavantage grandissant de l'impérialisme. De cette nouvelle précision il résulte, d'autre part, qu'il serait faux de fixer comme condition nécessaire à ce que l'impérialisme déclenche la guerre générale, sa préparation achevée afin qu'il puisse aussi mener et gagner (considérer avoir des chances considérables pour gagner) la guerre déclenchée. Il se peut que, n'arrivant pas à stabiliser ses positions actuelles et se voyant d'autre part obligé de reculer de certaines positions qu'il considère essentielles, l'impérialisme se lance dans la guerre, malgré tous les risques, malgré ses chances de succès diminuées et non augmentées. Ce raisonnement est surtout applicable à l'impérialisme américain, qui constitue le noyau essentiel des forces capitalistes d'aujourd'hui. Il se peut que le capitalisme américain, s'il maintient son contrôle sur les masses américaines et s'il se sent relativement fort par les progrès de son réarmement intensif d'ici deux ou trois ans par exemple, préfère à une nouvelle retraite à la Corée, la lutte avec tous ses risques. Cette possibilité, qui résulte précisément de l'ampleur que prend actuellement le recul de l'impérialisme dans le monde, et par conséquent sa crise (même si elle ne se manifeste pas dans l'immédiat avec toute son acuité), n'est plus exclue, particulièrement pour l'impérialisme américain.
C'est la progression des forces opposées à l'impérialisme qui rapproche la possibilité d'une réaction dernière et désespérée de guerre de la part de l'impérialisme. Sauf si on admet la disparition sans combat de l'ensemble du régime capitaliste, y compris de sa citadelle encore extrêmement puissante qui constitue l'impérialisme yankee. Pour cette raison, dans les « Thèses sur les perspectives internationales et l'orientation du mouvement de la IV° Internationale » , tout en insistant sur les raisons qui font hésiter l'impérialisme à déclencher la guerre et reculer encore ses délais, nous n'excluons pas la possibilité d'une guerre générale, même pendant la période où le rapport des forces reste, comme actuellement, essentiellement défavorable à l'impérialisme.
La question suivante qui se pose est : quelle pourra être la nature d'une guerre déclenchée dans de telles conditions. Une telle guerre prendrait, dès le début, le caractère d'une guerre civile internationale, particulièrement en Europe et en Asie qui passeraient rapidement sous le contrôle de la bureaucratie soviétique, de partis communistes, ou de masses révolutionnaires. La guerre, dans de telles conditions, dans un rapport des forces tel que celui qui existe actuellement internationalement, serait essentiellement la révolution. La progression de la révolution anticapitaliste dans le monde éloigne mais en même temps précise le danger de la guerre générale. La guerre, d'autre part, serait cette fois la révolution. Les deux notions de la révolution et de la guerre, loin de s'opposer ou de se distinguer en tant que deux étapes considérablement différentes de l'évolution, se rapprochent et s'entrelacent au point de se confondre par endroits et par moments. À leur place, c'est la notion de la révolution-guerre, de la guerre-révolution qui émerge, et sur laquelle doivent se fonder les perspectives et l'orientation des marxistes-révolutionnaires de notre époque. Un tel langage pourrait peut-être choquer les amateurs de rêves et de rodomontades « pacifistes » , ou ceux qui se lamentent déjà sur le sort apocalyptique du monde qu'ils prévoient à la suite d'une guerre atomique ou d'une expansion mondiale du stalinisme. Mais ces cœurs sensibles ne doivent trouver aucune place parmi les militants et surtout les cadres marxistes révolutionnaires de cette époque, la plus terrible, où l'acuité de la lutte des classes est portée à son paroxysme. C'est la réalité objective qui pousse à la première place ce complexe dialectique de la révolution-guerre, qui détruit implacablement les rêves « pacifistes » et qui ne laisse aucun répit au déploiement simultané gigantesque, et à leur conflit à mort, des forces de la révolution et de la guerre.
La tâche des révolutionnaires, conscients de cette période et de ses possibilités, consiste avant tout à s'appuyer solidement sur les chances objectives grandissantes de la révolution et de les mettre adéquatement (par les moyens les plus appropriés de la propagande) en valeur pour l'ensemble des masses travailleuses intéressées à la révolution. Mais examinons plus correctement le caractère de cette dernière.
Jusqu'à maintenant, la crise du régime capitaliste semble profiter directement au stalinisme, et ceci constitue la raison principale de l'incompréhension qui règne, y compris dans nos propres rangs, sur le caractère profondément révolutionnaire des bouleversements auxquels nous assistons.
Pour les marxistes-révolutionnaires, qui ne veulent pas sombrer dans la confusion ou les réactions petites-bourgeoises (conséquences en partie de cette confusion), il est cependant absolument nécessaire de revenir aux critères fondamentaux, aux bases fondamentales de la théorie, afin de pouvoir saisir le sens de l'évolution à laquelle nous assistons et de définir leur conduite, en dehors de tout empirisme, de tout impressionnisme, de toute étroitesse, de tout aspect conjoncturel, passager, secondaire de la situation.
Les bouleversements les plus profonds, les plus révolutionnaires, les plus déterminants, nous enseigne la théorie marxiste-léniniste du capitalisme et de sa phase impérialiste, sont provoqués, malgré et à l'encontre de tous les obstacles subjectifs, malgré et à l'encontre de la ligne traîtresse des directions traditionnelles social-démocrate et stalinienne des masses, par les contradictions inhérentes au régime social actuel, par l'exaspération inévitable de ces contradictions au fur et à mesure de son évolution. C'est actuellement le cas. Le régime capitaliste arrivé à sa phase ultime se disloque, se décompose et permet ainsi l'apparition d'une série de phénomènes qui s'inscrivent tous dans le cadre général d'une époque de transition entre le capitalisme et le socialisme. Cette époque de transition désoriente les scolastiques du marxisme, les partisans des formes « pures » , de normes, parce qu'elle épouse une ligne beaucoup plus compliquée, plus sinueuse, plus longue que celle que les classiques du marxisme avaient esquissée jusqu'à l'expérience de la Révolution russe.
Mais, en réfléchissant davantage sur la réalité ainsi que sur l'esprit de la théorie (et non pas essentiellement sur la lettre de certains écrits), on s'aperçoit que cette époque de transition a ses profondes raisons d'être. Sans même compter sur le rôle que jouent dans le processus historique actuel la profonde dégénérescence bureaucratique de l'URSS et les directions staliniennes, on doit distinguer une cause objective qui exerce son influence sur l'époque de transition : le développement graduel, partiel de la révolution, l'isolant pour une certaine période et la localisant dans des pays qui se trouvent en outre ne pas être parmi les plus développés économiquement et culturellement. Ce schéma de développement de la révolution, qui est le schéma réel et qui a ses raisons d'être, implique un passage plus compliqué, plus sinueux, plus long du capitalisme au socialisme, empruntant des formes transitoires de la société et du pouvoir prolétariens.
Les écrits et la politique de Lénine après la révolution, et particulièrement entre 1921 et 1923, sont significatifs de l'assouplissement de sa pensée imposée par la réalité et les problèmes concrets. Nous sommes déjà loin du schéma de la révolution préfigurée avant son triomphe et son expérience précise. À cette cause essentielle objective s'est ajoutée l'influence qu'exercent jusqu'à maintenant sur le cours historique la bureaucratie soviétique et les directions staliniennes.
La différence fondamentale entre nous et certains néo-apologistes du stalinisme, genre Gilles Martinet en France, ne réside pas dans le fait qu'il y a effectivement des causes objectives imposant des formes transitoires considérablement éloignées des « normes » ; esquissées par les classiques du marxisme avant la Révolution russe, de la société et du pouvoir qui succèdent au capitalisme. Elle réside dans le fait que ces néo-staliniens présentent la politique du 'stalinisme comme l'expression d'un marxisme conséquent, réaliste, qui, consciemment, en toute connaissance de cause, poursuit un cours d'acheminement vers le socialisme en tenant compte des exigences réalistes de la situation. Et le seul reproche qu'ils ont à lui faire, c'est qu'il cache ces réalités aux masses et qu'il s'efforce d'embellir par exemple la situation en URSS en déclarant que cette dernière s'apprête déjà à passer du « socialisme au communisme [1] » .
Ces âmes qui se veulent candides feignent d'oublier que, si les choses sont ainsi, c'est parce que le stalinisme n'est que l'expression de la politique non d'une direction prolétarienne « réaliste » mais de la bureaucratie soviétique, c'est-à-dire d'une vaste couche sociale privilégiée en URSS qui a usurpé le pouvoir politique du prolétariat et qui a théorisé en « socialisme à la veille de passer au communisme » sa position de privilèges exorbitants, farouchement gardés par un monstrueux appareil d'oppression des masses soviétiques. Cette couche ne peut avoir ni une conscience ni une politique « socialistes » mais au contraire elle voit dans la révolution mondiale et le véritable pouvoir prolétarien son ennemi mortel.
Du fait du rôle de la bureaucratie soviétique sur le processus historique actuel et sur le mouvement ouvrier international en particulier, la liquidation du système capitaliste dans une partie de l'Europe et de l'impérialisme en Asie (liquidation qui a été facilitée et rendue possible avant tout à cause de la dislocation interne du régime et de la poussée révolutionnaire des masses, à l'occasion d'une conjoncture favorable : la récente guerre) a pris des formes transitoires encore plus déformées que cela n'était objectivement nécessaire. D'autre part, le rôle joué par la direction stalinienne bloque, comme en URSS, le libre développement socialiste de ces formes et met toutes les conquêtes réalisées en danger constant. Il est cependant nécessaire, pour une juste orientation des marxistes-révolutionnaires, de se rappeler non seulement que le processus objectif est en dernière analyse le seul déterminant primant tous les obstacles d'ordre subjectif, mais aussi que le stalinisme est d'un côté lui aussi un phénomène de contradictions, et d'un autre côté un phénomène contradictoire.
Seule l'analyse trotskyste, telle qu'a été fondamentalement donnée par L. Trotsky lui-même, permet de comprendre la dialectique concrète du stalinisme, son caractère contradictoire et les contradictions inhérentes à sa nature. Il ne s'agit pas d'abuser du terme dialectique pour impressionner ou pour obscurcir davantage une compréhension incomplète, ou encore pour se frayer une fausse issue dans un domaine difficile. La compréhension du stalinisme est impossible à la pensée vulgaire, mécanique ou simplement cartésienne. Nous voyons constamment l'échec de cette pensée dans les analyses, les conclusions, les perspectives de tous ceux qui, dans le camp capitaliste ou dans le mouvement ouvrier, s'efforcent d'expliquer le stalinisme et de le définir. Les répercussions d'une telle pensée inefficiente se font sentir dans nos propres rangs. Devant des phénomènes tels que la formation et l'évolution du « glacis » soviétique en Europe, l'affaire, yougoslave, les révolutions coloniales actuelles, le régime de Mao-Tsé-Toung, la confusion et l'embarras ont gagné jusqu'à l'intérieur de notre propre mouvement.
Assisterons-nous à une expansion et à une domination mondiale du stalinisme ? Ce dernier peut-il vraiment renverser par endroits le régime capitaliste ? Les partis communistes peuvent-ils diriger et faire triompher une révolution ? Des camarades posent ces questions et s'interrogent avec une certaine anxiété sur l'avenir et sur la solidité de notre analyse du stalinisme. Ces camarades cependant seraient beaucoup moins anxieux et moins embarrassés s'ils avaient assimilé, réellement et non pas mécaniquement, l'analyse trotskyste du stalinisme, et s'ils partaient pour comprendre les phénomènes actuels du principe et de la considération suivants : pour répondre correctement, en marxistes, à toutes les questions, il est nécessaire de saisir, comme pour tout autre phénomène social et politique important, son processus dialectique global, saisir ses contradictions telles qu'elles se développent nécessairement dans les nouvelles conditions objectives. La hantise de la « domination mondiale du stalinisme » est propre aux gens qui sont incapables d'apercevoir, faute d'une compréhension théorique correcte du stalinisme, que les contradictions inhérentes à la nature de ce dernier, loin de s'apaiser et de s'éliminer au fur et à mesure de son expansion, se reproduisent en réalité sur une échelle toujours plus grande et provoqueront son éclatement Et ceci de deux façons : par les contrecoups des victoires anticapitalistes dans le monde en URSS même, stimulant la résistance des masses à la bureaucratie ; par l'élimination à la longue des raisons objectives de la bureaucratie, de toute bureaucratie, au fur et à mesure que le régime capitaliste recule et qu'une partie toujours plus grande et économiquement plus importante lui échappe et s'organise selon une économie étatisée et planifiée favorisant l'essor des forces productives.
Dans l'ascension prodigieuse de l'impérialisme américain qui a suivi la Première Guerre mondiale, la plupart des gens n'ont vu que l'un des aspects du processus : l'expansion et la tendance à la domination mondiale de Wall Street. L'autre aspect, auquel nous assistons précisément actuellement, qui consiste dans le fait que cette expansion inclut en même temps dans les fondations de l'impérialisme américain « les charges explosives du monde entier » provoquant les « plus grandes convulsions militaires, économiques et révolutionnaires qui laisseront loin en arrière toutes celles du passé » , c'est Léon Trotsky qui l'a saisi à temps clairement (l'Internationale après Lénine, chapitre sur « Les États-Unis d'Amérique et l'Europe » ). C'est un exemple de compréhension dialectique d'un phénomène qui, malgré sa puissance apparente, ses succès historiquement éphémères, s'appuie fondamentalement sur des contradictions inconciliables. Le stalinisme est un tel phénomène.
Depuis le II° Congrès mondial, notre mouvement a réussi à mieux voir, à mieux saisir et à mieux comprendre le processus contradictoire de l'expansion stalinienne, dans un domaine précis : celui des rapports entre les partis communistes là où ils sont arrivés au pouvoir et la bureaucratie soviétique. Des notions fondamentales (dont plusieurs du reste se trouvent au moins implicites clans notre arsenal théorique d'avant-guerre) ont été réaffirmées, clarifiées, développées dans les documents de l'internationale et les écrits des camarades dirigeants concernant le « glacis » soviétique, l'affaire yougoslave, la révolution chinoise, la crise du stalinisme. Nous avons insisté, et avec raison, sur la dialectique concrète des rapports qui existent entre la bureaucratie soviétique, les partis communistes et le mouvement des masses, en soulignant les idées principales suivantes : aussi bien l'affaire yougoslave que le cours et la victoire de la révolution chinoise, ainsi que les autres révolutions coloniales actuelles (Corée, Viêt-Nam, Birmanie, Malaisie, Philippines) ont démontré que les partis communistes gardent la possibilité, dans certaines circonstances, d'esquisser une orientation révolutionnaire, c'est-à-dire de se voir obligés d'entreprendre une lutte pour le pouvoir. Ces circonstances se sont avérées être, à travers et à la suite de la Seconde Guerre mondiale, la dislocation extrême du régime des classes possédantes et de l'impérialisme, et la poussée révolutionnaire des masses. Dans ces conditions exceptionnelles, le mouvement des masses, qui n'a trouvé sur place que les partis communistes pour se canaliser, a forcé ces partis à aller plus loin que leur direction et surtout que le Kremlin ne l'eût désiré, et les a littéralement poussés au pouvoir [2].
Par le fait de la faible résistance et parfois pratiquement de l'inexistence de l'ennemi (démoralisé et disloqué intérieurement), les partis communistes ont pu vaincre malgré leur opportunisme (Yougoslavie, Chine). Dans d'autres cas, le pouvoir leur a été remis par l'entrée de l'Armée rouge (« glacis » européen), mais il ne fut monopolisé et consolidé qu'après la rupture entre la bureaucratie soviétique et l'impérialisme, et le commencement de la Guerre froide. Ainsi l'ascension des partis communistes au pouvoir n'est pas la conséquence d'une capacité du stalinisme à lutter pour la révolution, ne modifie pas le rôle internationalement contre-révolutionnaire du stalinisme, mais elle est le résultat d'une conjoncture exceptionnelle qui a imposé soit à la bureaucratie soviétique (cas du « glacis » européen), soit à certains partis communistes (Yougoslavie, Chine) la prise du pouvoir. Dans le cas du « glacis » soviétique européen, le renversement du pouvoir économique et politique du capitalisme et l'installation des partis communistes au gouvernement furent avant tout le résultat de l'action militaro-bureaucratique de la bureaucratie soviétique, le mouvement des masses ayant joué un rôle secondaire (Tchécoslovaquie) ou presque nul. Dans le cas de la Yougoslavie et de la Chine, la prise du pouvoir a été occasionnée par la dislocation interne de l'ennemi et la poussée exceptionnelle du mouvement révolutionnaire des masses.
J'ai déjà traité dans une certaine mesure les problèmes concernant la signification, les causes et la tendance des transformations qui ont eu lieu dans le « glacis » , soviétique dans mes deux articles relatifs à la discussion que nous avons eue dans l'internationale sur l'affaire yougoslave (« Sur la nature de classe de la Yougoslavie » , bulletin intérieur d'octobre 1949 ; « La Yougoslavie et le reste du "glacis" » , bulletin intérieur de février 1950). Je reviendrai prochainement dans un article spécial sur ces mêmes questions. Les problèmes relatifs à la signification, aux causes et aux conséquences de la prise du pouvoir en Yougoslavie et en Chine, nous les avons déjà traités dans une série de documents de l'internationale et dans des articles de camarades de la direction internationale et de nos sections, mettant en lumière certains aspects importants : l'influence du mouvement des masses sur les partis communistes qui le dirigent (à défaut de toute autre organisation), les éloignant d'une stricte discipline au jeu de la bureaucratie soviétique ; la possibilité et même à la longue l'inévitabilité d'une opposition à cette dernière, dans la mesure où ces partis communistes possèdent une base de masse propre et qui leur a permis de conquérir essentiellement par leurs propres moyens le pouvoir.
Ne pas confondre toute victoire sur le capitalisme et l'impérialisme remportée par le mouvement révolutionnaire des masses, bien qu'il soit dirigé par des partis communistes, avec une victoire pie et simple de la bureaucratie soviétique, tel est l'enseignement le plus important que nous avons tiré de l'affaire yougoslave, de la nouvelle Chine de Mao-Tsé- Toung et d'autres révolutions asiatiques en cours. En n'examinant que le seul cas de la Chine, on est forcé d'admettre maintenant, après l'expérience coréenne, ce que j'avais en partie avancé dans mes articles sur la crise du stalinisme [3] et sur la guerre de Corée [4], à savoir que la Chine ne pourra pas jouer le rôle d'un simple satellite du Kremlin, mais plutôt d'un partenaire qui impose désormais à la bureaucratie soviétique la codirection du mouvement stalinien international ; que cette codirection est cependant un élément désagrégateur du stalinisme basé sur l'application stricte de la politique (correspondant à ses intérêts) de la bureaucratie soviétique ; que le rôle de la Chine dans le déclenchement de la guerre de Corée et sa conduite (qu'on a voulu attribuer exclusivement au Kremlin) se sont avérés beaucoup plus importants et plus décisifs qu'on ne l'avait pensé ; que la Chine s'érige en puissance internationale de premier ordre, ayant infiniment plus de possibilités que la Yougoslavie par exemple de jouer un rôle indépendant entre Moscou et Washington ; que par conséquent l'évolution de la Chine peut s'avérer différente de celle de la bureaucratie soviétique, et introduire de puissants éléments de différenciation dans le camp stalinien. C'est à la lumière de toute cette expérience et de toutes ces considérations qu'il faut placer la perspective possible d'une guerre qui éclaterait avant que l'impérialisme puisse changer essentiellement l'actuel rapport des forces qui lui est défavorable. Une telle guerre, déclenchée dans de telles conditions, prendrait vite, comme nous l'avons déjà signalé, le caractère d'une guerre civile internationale, au moins en Europe et en Asie.
Aux tentatives de la bourgeoisie et de l'impérialisme de mobiliser les masses pour leur guerre contre l'URSS, les « démocraties populaires » , la Chine et les autres révolutions asiatiques en cours, et d'écraser les partis communistes et le mouvement révolutionnaire de leurs pays respectifs, de larges couches répondraient par la révolte, la lutte ouverte, la lutte année, la nouvelle Résistance, mais qui aurait cette fois un caractère de classe infiniment plus clair. Il est possible qu'à la faveur de ces réactions de masses et du chaos, de l'exaspération, que créerait rapidement une telle guerre, différents partis communistes se verraient obligés d'entreprendre une lutte, poussés par les masses, poussés par leur propre base, qui dépasserait les objectifs propres de la bureaucratie soviétique. Une telle guerre, loin d'arrêter la lutte qui se poursuit actuellement au désavantage de l'impérialisme, l'intensifierait et la porterait à son paroxysme. Elle romprait tous les équilibres, entraînant -toutes les forces dans la lutte, accélérant le processus déjà commencé de la transformation convulsive de notre société qui ne s'apaisera qu'avec le triomphe du socialisme internationalement. Le sort du stalinisme se réglerait précisément dans cette période de bouleversements gigantesques.
Des gens qui désespèrent du sort de l'humanité, parce que le stalinisme dure encore et remporte même des victoires, rapetissent l'histoire à leur mesure. Ils auraient voulu que tout le processus de transformation de la société capitaliste en socialisme s'accomplisse dans les délais de leur courte vie, afin qu'ils puissent être récompensés de leurs efforts pour la révolution. Quant à nous, nous réaffirmons ce que nous avons écrit dans le premier article que nous avons consacré à l'affaire yougoslave : cette transformation occupera probablement une période historique entière de quelques siècles et qui sera remplie entre-temps par des formes et des régimes transitoires entre le capitalisme et le socialisme, nécessairement éloignés des formes « pures » et de normes. Nous savons que cette affirmation a choqué certains camarades et a servi à d'autres comme tremplin pour attaquer notre « révisionnisme » . Mais nous ne désarmons pas. Il y a déjà un siècle passé depuis le Manifeste communiste, et plus d'un demi-siècle depuis l'impérialisme « phase suprême du capitalisme » . Le cours de l'histoire s'est avéré plus compliqué, plus sinueux, plus long que les prévisions des hommes ayant la légitime tendance à raccourcir les délais qui les séparent de leurs idéaux. Les meilleurs marxistes n'ont pas évité de se tromper non pas sur la ligne générale du développement mais sur les délais et les formes concrètes. Ce qui est pour aujourd'hui, dans tout pays, le but stratégique possible, c'est la révolution, c'est la prise du pouvoir, c'est le renversement du capitalisme. Mais la prise du pouvoir dans un pays ne résout pas toute la question. Les conditions d'un libre développement vers le socialisme sont plus compliquées et plus difficiles encore. L'exemple de l'URSS, des « démocraties populaires » , de la Yougoslavie, de la Chine, le prouve. Cependant, il serait également faux de minimiser l'importance historique des progrès accomplis dans la voie du renversement du capitalisme et de la victoire de la révolution dans le monde.
Ceux qui croient répondre à l'anxiété et à l'embarras de certains devant ce qu'on appelle les victoires du stalinisme, en minimisant la signification objectivement révolutionnaire de ces faits, sont obligés de se retrancher dans un sectarisme antistalinien à tout prix, qui cache à peine, sous son apparence offensive, son manque de confiance dans le processus fondamental révolutionnaire de notre époque, qui est le gage le plus certain de la perte finale inévitable du stalinisme, et qui sera réalisé d'autant plus rapidement que le renversement du capitalisme et de l'impérialisme progresse, gagne une partie de plus en plus importante dans le monde.
Notre orientation fondamentale actuelle découle essentiellement de l'analyse de la période dans laquelle nous combattons, du caractère révolutionnaire fondamental de cette période. Nous ne nous attachons exclusivement à aucun épisode de cette période, si important qu'il soit ; nous ne disons pas : c'est maintenant ou jamais ; nous ne considérons aucune défaite comme une défaite qui clôt les perspectives révolutionnaires. Un mouvement révolutionnaire laisse les jérémiades aux spectateurs de la lutte et non aux engagés dans cette lutte. Il s'appuie solidement sur les perspectives révolutionnaires, qui sont objectives et réelles, et essaie de les renforcer de son mieux par son poids subjectif. Certes, le processus objectif révolutionnaire n'est pas automatique et on ne peut, même actuellement, quand le rapport des forces évolue au désavantage de l'impérialisme, affirmer catégoriquement que la partie est définitivement gagnée. Certes, le danger existe qu'une guerre générale provoque des destructions étendues rendant encore plus difficile, plus compliquée et plus longue la reconstruction socialiste de l'humanité. Dans certaines conditions, la possibilité théorique d'une chute dans la barbarie n'est pas exclue.
Certes, la politique de la bureaucratie soviétique met en danger constant toutes les conquêtes réalisées jusqu'ici et peut favoriser un nouveau changement du rapport des forces à l'avantage du capitalisme. Mais ce qui distingue un mouvement révolutionnaire véritable d'une tendance qui en dernière analyse est petite-bourgeoise, c'est que le premier axe son orientation fondamentale sur le terme de la révolution et du socialisme, de l'alternative sur les possibilités révolutionnaires pratiques, réelles et non théoriques, de la période, met en valeur ces possibilités, envisage le processus révolutionnaire clans son ensemble objectif ascendant et ne se perd pas dans tels ou tels épisodes secondaires de ce processus.
Certains ont été étonnés, indignés même, de notre changement brusque dès que le cours de la politique extérieure de la Yougoslavie a commencé à glisser dans l'orbite des « forces démocratiques » de l'impérialisme. En réalité, notre changement venait avec un certain retard à la suite du changement brusque de la politique yougoslave elle-même sous la pression internationale déclenchée par la guerre de Corée. Le changement fut d'abord objectif, dans la situation, en dehors de nous. Il signifiait une défaite, espérons passagère, de la révolution yougoslave. À partir de ce moment, de cette constatation, il ne s'agissait plus pour nous de pleurer ou de tergiverser et rester indécis. Dans la période révolutionnaire dans laquelle nous combattons, il y aura quantité de hauts et de bas, de victoires et de défaites, et nous n'axons notre orientation fondamentale que sur le cours essentiel de cette période, caractérisé par les perspectives objectives grandissantes de la révolution qui se développe sur les ruines et la crise du capitalisme et de l'impérialisme. La politique des dirigeants yougoslaves isolait et isole la révolution yougoslave de l'appui des masses prolétariennes et coloniales, pour confier sa défense à l'impérialisme « démocratique » que découvre maintenant avec tant de désinvolture Milovan Djilas. Entre cette politique et l'appui inconditionnel aux luttes de masses prolétariennes et coloniales, nous avons choisi tout naturellement le deuxième terme de l'alternative qui coïncide avec la lutte générale pour la révolution mondiale dont la révolution yougoslave n'est qu'un épisode subordonné. Cette conception de notre orientation, de notre conduite, acquiert une importance exceptionnelle précisément à l'étape actuelle, qui est caractérisée par la plus grande tension jamais connue dans la lutte des classes internationale et la plus grande pression exercée sur les mouvements et les individus. Incontestablement, cette pression est actuellement infiniment plus grande qu'à la veille ou durant la Seconde Guerre mondiale, et ira en se renforçant.
Sans une ligne principielle et claire, sans une orientation ferme et révolutionnaire, nous risquons de sombrer dans la confusion et les déviations petites-bourgeoises de toute sorte, qui ont marqué notre mouvement aussi dans le passé. Les éléments dirigeants de notre mouvement doivent être conscients de ce danger, je dirai de l'inévitabilité dans une certaine mesure de ce danger. Pour cette raison nous insistons tant, dans les « Thèses sur les perspectives internationales et l'orientation du mouvement de la IV° Internationale » , sur la nécessité de réaffirmer et de mieux préciser notre position programmatique sur l'URSS, la bureaucratie soviétique, les partis communistes et les révolutions coloniales en cours. L'expérience de ce qui se passe autour de nous avec les différentes tendances antistaliniennes du mouvement ouvrier, ainsi que l'expérience encore plus importante du cours pris par le PC yougoslave, démontrent clairement que, sans orientation marxiste sur ces questions, on glisse insensiblement — dans la période actuelle de polarisation extrême des forces de classes — objectivement dans le camp ennemi.
Notre mouvement n'est pas naturellement « neutre » entre ce qu'on appelle les deux blocs, celui de l'impérialisme et celui dirigé par l'URSS. Tout d'abord parce que le neutralisme est toujours objectivement favorable à l'une des forces antagonistes. Il n'y a pas de « neutralisme » pur. Ensuite parce que, dans les rapports et surtout les conflits du « bloc » dirigé par l'URSS avec l'impérialisme, nous donnons un appui critique au premier tandis que nous combattons sans réserves le deuxième. Notre soutien des révolutions coloniales en cours, malgré leurs directions staliniennes ou stalinisantes, dans leur lutte contre l'impérialisme, est même inconditionnel. Notre mouvement est indépendant de la politique de Moscou, de la politique de la bureaucratie soviétique, dans le sens qu'il n'est pas lié par cette politique, il ne l'identifie pas avec celle du prolétariat international et des masses coloniales mais, au contraire, 'il combat cette politique dans tous ses aspects nuisibles et hostiles à la révolution mondiale.
Sans avoir repensé toutes ces questions, sans les avoir clarifiées dans nos têtes et mieux précisées, il nous sera impossible dans l'immédiat de nous lier au mouvement révolutionnaire des masses, ainsi qu'à l'avant-garde prolétarienne, qui en Asie et en Europe suivent les directions staliniennes ou stalinisantes ; il nous sera autrement impossible dans les pays qui ne connaissent pas cette forte influence de ces directions sur les masses, mais où s'exerce au contraire une puissante pression réactionnaire de la bourgeoise et de ses agents réformistes, comme aux États-Unis, en Angleterre, au Canada, en Australie, en Belgique, etc., de résister à cette pression et de ne pas nous départir d'une ligne de classe claire et ferme ; il nous sera surtout sans cela impossible, en cas de guerre générale, de nous orienter correctement et efficacement afin d'assurer le triomphe des forces révolutionnaires sur le capitalisme et, au cours de la lutte, sur la bureaucratie soviétique elle-même.
Dans tous les cas où l'anti stalinisme sectaire et mécanique, qui a confondu la direction avec le mouvement des masses ou qui n'a pas saisi le caractère contradictoire du stalinisme, y compris de l'action de la bureaucratie soviétique, a pris le dessus dans nos organisations, cela a conduit notre mouvement au désastre pratique et à la désorientation politique et théorique complète. Tel fut le cas de certains de nos mouvements pendant la guerre et lors de sa liquidation en Europe. Tel fut surtout le cas de certaines tendances de notre mouvement en Chine et, en partie, en Indochine.
Pourrons-nous renouveler de telles erreurs ? Pourrons-nous vivre côte à côte avec une révolution qui se développe et qui, les armes à la main, combat l'impérialisme et porte en même temps des coups sensibles, parfois mortels, aux classes possédantes indigènes (comme c'est le cas des révolutions asiatiques en cours), et nous contenter de notre vieille attitude envers les partis communistes qui dirigent ces révolutions, quand ces partis, appliquant la politique stricte du Kremlin, collaboraient avec l'impérialisme et l'ennemi de classe ? Pourrons-nous envisager la préparation et la possibilité d'une guerre générale et négliger de nous rapprocher dès maintenant de la base des partis communistes qui polarisent encore dans plusieurs pays importants de l'Europe et de l'Asie les masses prolétariennes et coloniales les plus aptes à la lutte contre la guerre des impérialistes, les plus valables dans la lutte pour la révolution ? Comment serons-nous autrement capables de mener notre lutte contre les préparatifs de guerre de l'impérialisme, qui signifie la lutte pour désarmer et vaincre la bourgeoisie par les masses révolutionnaires ? Comment pouvons-nous espérer opérer notre jonction avec les forces révolutionnaires qui jailliront de cette lutte et se lanceront inévitablement à l'assaut du capitalisme et de l'impérialisme, et les dresser au cours de la lutte même contre la bureaucratie soviétique aussi ?
Si inattendu que cela puisse paraître de prime abord, les nouvelles conditions dans lesquelles se trouvent placés les partis communistes dans les pays asiatiques qui connaissent actuellement une révolution nous dictent, comme attitude générale envers eux, grosso modo celle d'une Opposition de gauche qui lui accorde un appui critique. Cela comporte par exemple qu'au lendemain de la victoire de Mao-Tsé-Toung, notre mouvement en Chine, au lieu d'ignorer ou de minimiser cette victoire et de continuer d'attaquer le PC chinois sur la base absolument juste lors de la politique traîtresse de ce parti (quand il se soumettait à la direction politique de la bourgeoisie et collaborait avec Tchang-Kaï-Chek), aurait dû tenir, à mon avis, aux masses chinoises le langage suivant : le Parti communiste chinois, poussé, porté, par le mouvement révolutionnaire des masses, bénéficiant de la dislocation intérieure avancée des classes possédantes indigènes et de la faiblesse de l'impérialisme, et ayant été obligé au cours des événements et sous la pression des masses de changer en partie sa ligne qui le soumettait à la direction politique de la bourgeoisie dans l'accomplissement de la révolution en Chine, est arrivé au pouvoir. Ceci constitue une victoire importante et ouvre les possibilités d'une marche en avant de la révolution et de son triomphe final par l'instauration d'un véritable pouvoir démocratique des ouvriers et des paysans pauvres chinois. Car le caractère prolétarien du pouvoir qu'il faut assurer reste e problème clé de la révolution. Nous, trotskystes, qui avons toujours défendu la théorie que la révolution chinoise ne peut vaincre que sous la direction politique du prolétariat et de son avant-garde révolutionnaire, défendrons les conquêtes réalisées, ainsi que chaque pas fait dans la direction de l'instauration d'un pouvoir démocratique des ouvriers et des paysans pauvres chinois. Nous donnons un appui critique au PC chinois et au gouvernement de Mao-Tsé-Toung, et nous réclamons notre existence légale en tant que tendance communiste du mouvement ouvrier. Une telle déclaration et une telle attitude, grosso modo, auraient des chances d'être comprises par un certain nombre d'éléments sensés de l'avant-garde révolutionnaire en Chine, par tout prolétaire conscient, et mettrait la direction du PC chinois devant le dilemme : soit accepter notre existence légale, soit nous imposer l'illégalité, qui démontrerait son caractère bureaucratique et stalinien.
En Europe, où les partis communistes manœuvrent les masses prolétariennes pour assurer le succès de la politique extérieure de la bureaucratie soviétique et ses, buts spéciaux dans chaque pays, et ne luttent aucunement pour la révolution et la prise du pouvoir, une telle politique envers ces partis est naturellement exclue. Par contre, se rapprocher de leur base, se lier à elle dans toute action de front unique possible contre les préparatifs de guerre des impérialistes, et lui souligner les possibilités révolutionnaires de la période que les directions staliniennes cachent consciemment, est un devoir essentiel de toutes nos organisations qui agissent dans des pays où la majorité de la classe ouvrière suit les partis communistes. Plus près de la base de ces partis, tel est notre mot d'ordre dans tous ces pays, et qui résulte de l'analyse de la situation et de ses perspectives.
Dans les pays où le stalinisme est pratiquement inexistant ou exerce une influence faible sur les masses, nos organisations s'efforceront de devenir dans les années à venir la direction principale du prolétariat : aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, au Canada, dans toute l'Amérique latine, en Australie, en Indonésie, peut-être aux Indes. C'est là que réside, beaucoup plus que - dans les pays où sévit encore l'influence stalinienne, l'avenir essentiel immédiat de notre mouvement. Certains de ces pays jouent un rôle clé dans la situation internationale et restent, par les conditions de leur développement économique, des terres de prédilection pour la construction socialiste : les États-Unis, l'Angleterre, l'Allemagne. L'avenir du stalinisme est barré dans ces pays. Le développement de notre mouvement aux États-Unis en particulier influencerait tout le cours du mouvement ouvrier international, accélérerait la crise et la décomposition du stalinisme.
D'autres variantes sont naturellement possibles, comme celle qui est apparue à un certain moment avec le cours progressif de la révolution yougoslave, avant le dernier tournant de ses dirigeants. Il est difficile de prévoir les formes précises par lesquelles passera le renforcement du courant révolutionnaire conscient et les formes qu'épouseront la décomposition et l'élimination inévitables du stalinisme. Il est difficile aussi de décrire toutes les évolutions tactiques auxquelles notre mouvement aura recours pour mieux se lier aux masses et pour progresser. Depuis la liquidation de la guerre et particulièrement depuis le IIe Congrès mondial de notre internationale, les progrès de notre mouvement ont été indéniables. Ils s'expriment dans la rupture décisive effectuée par la plupart de nos organisations avec une illusion d'activité révolutionnaire en dehors du mouvement réel des masses et ses particularités dans chaque pays ; dans la recherche réelle, consciente, ressentie par les cadres et les militants, d'une voie d'accès là où passe dans chaque pays le mouvement des masses, ou des courants essentiels de celui-ci ; dans le travail patient, méthodique, de longue haleine entrepris dans ces courants afin de provoquer une différenciation révolutionnaire dans leurs rangs, selon les possibilités mûries de leur propre expérience et des conditions objectives ; dans la prolétarisation avancée de nos organisations et de leurs directions, qui est le gage le plus sûr de l'application et de la poursuite d'une telle politique vers la classe, avec la classe. Ces progrès ont été rendus possibles grâce à la solidité de notre orientation théorique, à la solidité indestructible du trotskysme, et grâce au caractère révolutionnaire de la période. C'est le renforcement de ce dernier dans les années à venir, ce sont les perspectives révolutionnaires grandissantes qui dominent de plus en plus la scène historique, qui nourrissent notre optimisme révolutionnaire et notre confiance absolue dans les destinées du trotskysme, expression consciente du courant communiste de notre époque.
Notes
1 | Voir entre autres les écrits de G. Martinet, « Sur l'État socialiste » , dans la Revue internationale ; octobre-décembre 1950. |
2 | Notre Programme de transition prévoit ce cas possible. Il déclare : « Il est (...) impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que sous l'influence d'une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses) des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. » |
3 | Quatrième Internationale, mars-avril 1950. |
4 | Quatrième Internationale, août-octobre 1950. |