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« Le Social-Démocrate » n° 37, I° février 1915. Source : Œuvres complètes, T. XXI. |
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Lénine
Les Südekum russes
I° février 1915
Le mot «Südekum » est devenu un nom commun désignant le type de l’opportuniste et du social-chauvin imbu de lui-même et sans scrupules. Le mépris avec lequel chacun parle des Südekum est un bon signe. Mais il n’y a qu’un seul moyen de ne pas tomber soi-même dans le chauvinisme : c'est de contribuer, dans la mesure de ses forces, à démasquer les Südekum russes.
En publiant sa brochure De la guerre, Plékhanov s'est mis définitivement à leur tête. Ses raisonnements substituent de bout en bout la sophistique à la dialectique. C’est en sophiste qu'il accuse l’opportunisme allemand pour couvrir l’opportunisme français et russe. En somme, ce n’est pas lutter contre l’opportunisme international, c'est le défendre. C’est en sophiste qu'il pleure sur le sort de la Belgique, tout en gardant le silence au sujet de la Galicie. C'est en sophiste qu’il confond l’époque de l'impérialisme (c'est-à-dire l’époque où, de l'avis général des marxistes, les conditions objectives de la chute du capitalisme sont déjà réunies et où existent des masses prolétariennes socialistes) avec celle des mouvements nationaux démocratiques bourgeois, l’époque où les patries bourgeoises sont mûres pour être abolies par la révolution internationale du prolétariat avec celle de leur naissance et de leur consolidation.
C’est en sophiste qu'il accuse la bourgeoisie allemande d'avoir violé la paix et qu’il tait les préparatifs prolongés et tenaces de guerre contre l'Allemagne poursuivis par la bourgeoisie de la « Triple Entente » [ [1]. C'est en sophiste qu'il passe sous silence la résolution de Bâle. C'est en sophiste qu'il substitue le national-libéralisme à la social-démocratie : le désir de voir le tsarisme vaincre est motivé par les intérêts du développement économique de la Russie, sans que soient même effleurés les problèmes des nationalités en Russie, de l’entrave que représente le tsarisme pour l’évolution économique du pays, de l’essor incomparablement plus rapide et plus fécond des forces productives en Allemagne, etc., etc. L'analyse de tous les sophismes de Plékhanov exigerait de nombreux articles, et on peut même se demander si beaucoup de ses ridicules inepties méritent d’être examinées. Arrêtons-nous à un seul pseudo-argument. En 1870, Engels écrivait à Marx que W. Liebknecht avait tort de faire de l’anti-bismarckisme [ [2] son unique principe directeur. Plékhanov s’est senti transporté de joie en découvrant ce passage : chez nous, dit-il, il en est de même de l’anti-tsarisme ! Mais essayez de remplacer la sophistique (c’est-à-dire la faculté de saisir l’analogie superficielle de certains faits en dehors de leur enchaînement) par la dialectique (c’est-à-dire par l'étude de l’ensemble des conditions concrètes d’un fait et de son développement). L'unification de l’Allemagne était nécessaire : Marx l’a toujours reconnu, aussi bien avant 1848 qu’après cette date. En 1859, Engels appelait encore, sans détours, le peuple allemand à la guerre au nom de l'unification [ [3]. Lorsque l'unification par la voie révolutionnaire eut échoué, Bismarck l’acheva à la manière contre-révolutionnaire, à la manière des hobereaux. L’anti-bismarckisme en tant que principe unique était devenu un non-sens, car l’unification était devenue réalité. Qu’en est-il en Russie ? Notre valeureux Plékhanov a-t-il eu le courage de proclamer naguère que le développement de la Russie exigeait la conquête de la Galicie, de Constantinople, de l’Arménie, de la Perse, etc. ? A-t-il le courage de le dire aujourd’hui ? A-t-il réfléchi qu fait qu’en Allemagne il fallait passer par la division des Allemands (opprimés par la France comme par la Russie pendant les deux premiers tiers du XIX° siècle) à leur unification, tandis qu’en Russie les Grands-Russes, loin d’unifier les autres nations, les ont au contraire opprimées ? Plékhanov, qui n’a nullement songé à tout cela, ne fait que travestir son chauvinisme en déformant le sens de ce qu'écrivit Engels en 1870, à l'instar de Südekum qui dénature ce qu'Engels écrivait en1891 sur la nécessité, pour les les Allemands, de lutter à mort contre les troupes alliées de la France et de la Russie.
C’est dans un langage différent et dans une autre ambiance que le chauvinisme est défendu dans les n° 7, 8 et 9 de la Nacha Zaria [ [4]. M. Tchérévanine prédit et souhaite « la défaite de l'Allemagne » , en certifiant que « l'Europe (!!) s’est insurgée » contre ce pays. M. A. Potressov reproche aux social-démocrates allemands leur « bévue » « pire que n'importe quel crime » , etc., en assurant que le militarisme allemand est coupable de « péchés insignes et démesurés » , que « ce ne sont pas les rêves panslavistes. de certains milieux russes qui menaçaient la paix européenne » , etc.
N'est-ce pas faire chorus avec Pourichkévitch et les social-chauvins que de dépeindre avec force détails dans la presse légale la faute « démesurée » de l'Allemagne et la nécessité de vaincre ce pays ? Quant au militarisme russe, dont les péchés sont cent fois plus « démesurés » , défense d'en parler, par ordre de la censure tsariste. Dans une telle situation, les gens qui ne tiennent pas à être des chauvins ne devraient-ils pas, au moins, s'abstenir de parler de la défaite de l'Allemagne et de ses péchés démesurés ?
La Nacha Zaria ne se borne pas à suivre la ligne de la « non-résistance à la guerre » ; elle porte délibérément de l’eau au moulin du chauvinisme grand-russe, tsariste-pourichkéviste, en prêchant la défaite de l'Allemagne à l'aide d'arguments « social-démocrates» et en mettant hors de cause les panslavistes. Or, ce sont très précisément les collaborateurs de la Nacha Zaria qui, en 1912-1914, se sont livrés à une propagande massive parmi le ouvriers en faveur du courant liquidateur.
Prenons enfin Axelrod, que Martov couvre, défend et disculpe avec beaucoup de véhémence et de maladresse, au même titre que les collaborateurs de Nacha Zaria.
Le point de vue d’ Axelrod est exposé, avec son assentiment, dans les n° 86 et 87 du Goloss [ [5]. C’est un point de vue social-chauvin. Axelrod plaide la cause des socialistes français et belges qui sont entrés dans des ministères bourgeois, en recourant aux arguments que voici :
« La nécessité historique, à laquelle on, aime tant faire appel aujourd’hui mal à propos, n'impliquait nullement, pour Marx, une attitude passive en face d’un mal concret, dans l'attente de la révolution socialiste. » Qu’est-ce que c’est que ce méli-mélo ? Qu'est-ce que cela vient faire ici ? Tout ce qui se produit dans l’histoire advient par nécessité. C’est une une vérité élémentaire. Les adversaires du social-chauvinisme invoquent non la nécessité historique, mais le caractère impérialiste de la guerre. Axelrod feint de ne pas l’avoir compris, de ne pas avoir saisi le jugement qui en découle sur le « mal concret » : la domination de la bourgeoisie dans tous les pays, et l'opportunité d'engager des actions révolutionnaires menant à la « révolution sociale » . La « passivité » est du côté des social-chauvins qui nient cette vérité.
On ne peut « éluder la question de savoir qui effectivement a commencé » la guerre, et qui « a du même coup placé tous les pays attaqués dans la nécessité de défendre leur indépendance » . Or, à la même page. on reconnaît que « les impérialistes français avaient évidemment pour objectif de provoquer une guerre d'ici deux ou trois ans» ! Dans l'intervalle, voyez-vous, le prolétariat se serait renforcé et avec lui les chances de paix !! Mais nous savons qu’entre-temps se seraient renforcés l’opportunisme si cher au cœur d'Axelrod et, avec lui, les chances de sa trahison encore plus ignoble du socialisme. Nous savons que, durant des dizaines d'années, trois forbans (la bourgeoisie et les gouvernements d'Angleterre, de Russie et de France) se sont armés pour dépouiller l'Allemagne. Est-il surprenant que deux autres forbans soient passés à l'attaque avant que ces trois-là aient eu le temps de recevoir les nouveaux poignards qu'ils avaient commandés ? N'est-ce pas un sophisme que d'ergoter sur la question de savoir « qui a commencé la guerre » pour estomper l'égale « culpabilité » de la bourgeoisie de tous les pays, reconnue unanimement et sans réserve à Bâle par tous les socialistes ?
« Reprocher aux socialistes belges de défendre leur pays » , « ce n'est pas du marxisme, mais du cynisme» . C'est exactement ainsi que Marx a qualifié l'attitude de Proudhon en face de l'insurrection polonaise (1863) [ [6]. À partir de 1848, Marx à invariablement considéré que l'insurrection de la Pologne contre le tsarisme allait dans le sens du progrès historique. Personne n'a osé le nier. Le problème national n’était pas encore réglé dans l'Est de l'Europe, autrement dit la guerre contre le tsarisme avait un caractère démocratique bourgeois, et non impérialiste : telles étaient les conditions concrètes. C’est là une vérité élémentaire.
Dans la guerre concrète actuelle, si l'on observe à l’égard de la révolution socialiste une attitude réprobatrice, sarcastique ou indifférente (à la manière des Axelrod) , on ne peut pas aider le « pays » belge autrement qu’en aidant le tsarisme à étouffer l'Ukraine. C’est un fait. De la part d'un socialiste russe, éluder ce fait, c'est du cynisme. Pousser les hauts cris quand il s’agit de la Belgique et rester muet à propos de la Galicie, c’est du cynisme.
Que devaient donc faire les socialistes belges ? Puisqu’ils ne pouvaient pas accomplir la révolution sociale avec les socialistes français, etc., il leur fallait, sur le moment, se soumettre à la majorité de la nation, et partir pour la guerre. Mais, tout en se pliant à la volonté de la classe des esclavagistes, ils devaient faire retomber sur elle toute la responsabilité, ne pas voter les crédits, ne pas expédier Vandervelde en tournées ministérielles chez les exploiteurs, mais le déléguer (avec les social-démocrates révolutionnaires de tous les pays) parmi les organisateurs de la propagande révolutionnaire illégale en faveur de la « révolution socialiste » et de la guerre civile; il fallait exécuter ce travail au sein de l'armée également (l'expérience a montré que même la « fraternisation » des ouvriers-soldats dans les tranchées des armées belligérantes est possible !). Bavarder sur la dialectique et le marxisme, et ne pas savoir allier la soumission nécessaire (quand elle est provisoirement nécessaire) à la majorité avec l’action révolutionnaire, quelles que soient les circonstances, c'est se moquer des ouvriers et du socialisme. « Citoyens de Belgique ! Un grand malheur s’est abattu sur notre pays, par la faute de la bourgeoisie de tous les pays, y compris la Belgique. Vous ne voulez pas renverser cette bourgeoisie, vous n'avez pas foi dans un appel aux socialistes d'Allemagne ? Nous sommes en minorité, je me plie à votre volonté et m’en vais à la guerre, mais à la guerre aussi je prônerai et je préparerai la guerre civile des prolétaires de tous les pays, car en dehors d'elle il n’y a pas de salut pour les paysans et les ouvriers de la Belgique et des autres pays ! » Pareil discours aurait valu la prison à un député de Belgique, de France ou d'ailleurs, et non un fauteuil ministériel ; mais il serait un socialiste, et non un traître, et aujourd’hui, dans les tranchées, les ouvriers-soldats de France et d'Allemagne parleraient de lui comme de leur chef, et non comme d’un traître à la cause ouvrière.
« Tant que les patries existeront, tant que la vie et le mouvement du prolétariat seront enserrés aussi étroitement que jusqu'à présent dans le cadre de ces patries et que le prolétariat ne sentira pas, en dehors d'elles, un autre terrain, d’une nature particulière, un terrain international, – tant que cela durera, le problème du patriotisme et de la défense de la patrie continuera de se poser à la classe ouvrière. » Les patries bourgeoises subsisteront aussi longtemps que la révolution internationale du prolétariat ne les aura pas détruites. Le terrain est déjà prêt pour cette révolution, comme Kautsky lui-même l’a admis en 1909, comme cela a été reconnu à l'unanimité à Bâle et comme le prouve aujourd’hui le fait que les ouvriers de tous les pays éprouvent une profonde sympathie pour les hommes qui ne votent pas les crédits, qui ne craignent pas la prison ni les autres sacrifices requis par toute révolution en vertu de la « nécessité historique » . La phrase d'Axelrod n’est qu’un faux-fuyant qui lui sert à éluder toute activité révolutionnaire, ce n’est qu'une simple paraphrase des arguments de la bourgeoisie chauvine.
On retrouve exactement le même sens dans ses paroles lorsqu'il affirme que l'attitude des Allemands n’était pas une trahison, et que la raison en est « le vif sentiment, la conscience qu'ils ont d’un lien organique avec le coin de terre, la patrie, où vit et travaille le prolétariat allemand » . En réalité, l'attitude des Allemands, comme celle de Guesde et Cie, est une trahison incontestable : il est indigne de la masquer et d’en prendre la défense. En réalité, ce sont justement les patries bourgeoises qui détruisent, défigurent, brisent, mutilent le « lien vivant » entre l'ouvrier d'Allemagne et le sol allemand et créent un « lien » d’esclave à maître. En réalité, seule la destruction des patries bourgeoises peut donner aux ouvriers de tous les pays « le lien avec la terre » , la liberté de parler leur langue maternelle, ainsi que du pain et les bienfaits de la civilisation. Axelrod n’est qu'un apologiste de la bourgeoisie.
Recommander aux ouvriers « de ne pas accuser à la légère d’opportunisme » « des marxistes éprouvés, tels que Guesde » ,.etc., c’est leur prêcher la servilité à l'égard des chefs. Prenez en exemple toute la vie de Guesde, dirons-nous aux ouvriers, sauf sa trahison manifeste du socialisme en 1914. Peut-être se trouvera-t-il des circonstances personnelles et autres atténuant sa faute, mais il ne s’agit pas de la culpabilité des individus, il s’agit de la signification socialiste des événements.
Prétendre que l’on peut admettre « d’un point de vue formel » la participation à un ministère, étant donné l’existence, dans la résolution d’un petit point prévoyant « des cas de force majeure » , c’est vraiment recourir à des chicanes d’avocat véreux, car le sens de ce point est évidemment de contribuer à la révolution internationale du prolétariat, et non de l'entraver.
L'affirmation d’Axelrod : « La défaite de la Russie, laquelle ne saurait enrayer le développement organique du pays, aiderait à liquider l’ancien régime » , est juste en soi, prise isolément; mais, liée à la justification des chauvins allemands, elle ne constitue rien d'autre qu’une tentative de s’insinuer dans les bonnes grâces des Südekum. Reconnaître l'utilité d’une défaite de la Russie sans accuser ouvertement de trahison les social-démocrates allemands et autrichiens, c’est, en réalité, les aider à se justifier, à se tirer d’affaire, à tromper les ouvriers. L'article d’Axelrod est une double révérence, adressée d’un côté aux social-chauvins allemands, de l’autre, aux social-chauvins français. Prises ensemble, ces révérences donnent un modèle de social-chauvinisme « russo-bundiste » .
Au lecteur maintenant de mesurer l’esprit de suite de la rédaction du Goloss qui, tout en insérant ces déclarations absolument révoltantes d’Axelrod, se borne à exprimer son désaccord avec « certaines de ses thèses » , pour prôner ensuite dans l'éditorial du n° 96, « une nette rupture avec les éléments du social-patriotisme actif » . Se peut-il que la rédaction du Goloss soit naïve ou distraite au point de ne pas voir la vérité, de ne pas voir que les propos d’Axelrod sont de bout en bout des « éléments du social- patriotisme actif » (car l'activité d’un écrivain, ce sont ses écrits) ? Et les collaborateurs de la Nacha Zaria, MM. Tchérévanine, A. Potressov et consorts, ne sont-ils pas des éléments du social-patriotisme actif ?
Notes
1 | La « Triple Entente » était l’alliance politique et militaire de la France, de l’Angleterre et de la Russie, formée en 1907. |
2 | Voir la lettre d’Engels à Marx du 15 août 1870. |
3 | Voir l’étude d’Engels le Pô et le Rhin. |
4 | Nacha Zaria [Notre Aurore] : revue légale mensuelle des « menchéviks liquidateurs ». Parut à Pétersbourg de 1910 à 1914. |
5 | Goloss [La voix] : quotidien dirigé par Martov et Trotsky sur une orientation internationaliste. À partir de janvier 1915, le Goloss sera remplacé par Naché Slovo. |
6 | Voir K. Marx : Misère de la philosophie. |