1915

Écrit en février 1915 au plus tôt.

Source : Œuvres complètes, T. XXI.

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Lénine

Sous un pavillon étranger

Potressov caractérise la deuxième époque ou la « tranche de 45 années » (1870-1914), comme il l'appelle, d’une façon très incomplète. Il en va de même dans l’ouvrage publié en allemand par Trotsky, encore que ce dernier ne soit pas d'accord avec les conclusions pratiques de A. Potressov (ce qui est tout à son avantage); au reste, ces deux auteurs ne voient sans doute pas clairement ce qui les rapproche dans une certaine mesure.

Au sujet de l’époque que nous avons appelée la deuxième, ou celle d'hier, Potressov écrit :

« La limitation aux questions de détail de l’activité et de la lutte et l’idée universelle d’un développement graduel, ces signes du temps, que certains ont érigés en principes, sont devenues pour d’autres un fait coutumier et, à ce titre, un élément constituant de leur psychologie, un trait de leur idéologie » (p. 71).
« Sa faculté (il s’agit de l'époque) de progresser régulièrement et sans précipitation a eu deux revers : premièrement, elle a été manifestement incapable de s'adapter aux périodes où ce développement graduel se trouvait perturbé et où se produisaient toutes sortes d’événements catastrophiques; deuxièmement, elle s'est trouvée particulièrement prisonnière du cadre de l’action nationale, du milieu national » (p. 72)...
« Ni révolution, ni guerres » (70)...
« La démocratie prit un caractère national d'autant plus facilement que la période de sa « guerre de position » se prolongeait et que continuait à tenir la scène cette période de l'histoire européenne qui... n’a pas connu de conflits internationaux au cœur de l'Europe, qui a ignoré par conséquent des troubles dépassant les frontières des États nationaux, et ne s’est pas passionnée pour des intérêts à l’échelle de l'Europe ou du monde entier » (pp. 75-76).

Le principal défaut de cette caractéristique, comme de celle donnée par Trotsky pour la même époque, c'est le refus de voir et d’admettre les profondes contradictions internes au sein de la démocratie moderne qui s'est développée sur cette base. On pourrait croire que la démocratie moderne de cette époque soit restée un tout homogène qui, dans l’ensemble, s'est pénétré de l'idée du développement graduel, a pris un caractère national, a perdu l'habitude des perturbations de ce développement graduel et des catastrophes, s'est étriqué et couvert de moisissure.

En réalité, il ne pouvait on être ainsi, car, parallèlement à ces tendances agissaient aussi, sans conteste, des tendances contraires : l’«  existence » des masses ouvrières s'internationalisait – pensons à l'attraction exercée par les villes et au nivellement des conditions de vie dans les grandes villes du monde entier, à l'internationalisation du capital, au brassage de la population urbaine et rurale, locale et allogène, dans les grandes fabriques, etc., – les contradictions de classe s'accentuaient, les syndicats patronaux exerçaient une pression croissante sur les syndicats ouvriers, des formes de lutte plus aiguës et plus violentes apparaissaient, par exemple les grèves de masse, le coût de la vie augmentait, le joug du capital financier devenait intolérable, etc., etc.

En réalité, il n'en a pas été ainsi, et nous le savions fort bien. Aucun pays, absolument aucun des grands pays capitalistes d'Europe n'a été épargné à cette époque par la lutte entre les deux courants contraires au sein de la démocratie moderne. Dans chacun des grands pays, malgré le caractère « pacifique » , « stagnant » , assoupi de l'époque, cette lutte a pris les formes les plus violentes, allant jusqu'à la scission. Ces courants contraires se sont manifestés dans tous les domaines de la vie sans exception, et à propos de toutes les questions de la démocratie moderne : attitude envers la bourgeoisie, alliances avec les libéraux, vote des crédits, attitude envers la politique coloniale, les réformes, la lutte économique, la neutralité des syndicats, etc.

L'« idée universelle du développement graduel » n'a nullement dominé sans partage au sein de la démocratie moderne, comme on pourrait le croire d'après Potressov et Trotsky. Non, elle s'est cristallisée en un certain courant qui, plus d’une fois dans l'Europe de cette époque, a conduit. à la formation de fractions, parfois même de partis distincts, au sein de la démocratie moderne. Ce courant a eu ses chefs, sa presse, sa politique et son influence particulière – et particulièrement organisée – sur les masses populaires, Plus encore. Ce courant s’appuyait toujours davantage et, finalement, il « prit appui » définitivement, si l'on peut dire, sur les intérêts d'une certaine couche sociale au sein de la démocratie moderne.

L'« idée universelle du développement graduel » rallia, naturellement, dans les rangs de la démocratie moderne, bon nombre de « compagnons de route » petits-bourgeois; puis des particularités petites-bourgeoises apparurent, dans l'existence et, par conséquent, dans l'« orientation » politique d'une certaine couche de parlementaires, de journalistes, de fonctionnaires syndicaux; il se forma une sorte de bureaucratie, d'aristocratie de la classe ouvrière, plus ou moins nettement affirmée et délimitée.

Considérons, par exemple, la possession des colonies, l'extension du domaine colonial. Ce fut certainement, l'un des traits distinctifs de l'époque envisagée et de la plupart des grands États. Or, qu'est-ce que cela signifiait au point de vue économique ? Une masse de surprofits et de privilèges particuliers pour la bourgeoisie, et aussi, indiscutablement, la possibilité, d'abord pour une faible minorité de petits bourgeois, et ensuite pour les employés les mieux placés, les fonctionnaires du mouvement ouvrier, etc., de recevoir également des miettes de ces « parts de gâteau » . C'est un fait indéniable, reconnu et souligné déjà par Marx et Engels, qu’une minorité insignifiante de la classe ouvrière anglaise, par exemple, a « bénéficié » ainsi de miettes de ces profits coloniaux et de ces privilèges. Mais ce qui était alors un phénomène exclusivement anglais, est devenu commun à tous les grands pays capitalistes d'Europe, au fur et à mesure qu’ils s'emparaient de vastes colonies et, en général, parallèlement à la croissance et au développement de la période impérialiste du capitalisme.

En un mot, l’« idée universelle du développement graduel » , caractéristique de la deuxième époque (ou époque d’hier), n'a pas seulement suscité une certaine « incapacité de s'adapter aux perturbations de ce développement graduel » , comme le pense A. Potressov, elle n'a pas seulement créé certaines tendances « possibilistes » , comme le suppose Trotsky : elle a engendré tout un courant opportuniste, qui s’appuie au sein de la démocratie contemporaine sur une certaine couche sociale, rattachée à la bourgeoisie de sa « couleur » nationale par les liens multiples d'intérêts économiques, sociaux et politiques communs, un courant carrément, ouvertement, très sciemment et systématiquement hostile à toute idée de « perturbations dans le développement graduel » .

Nombre d'erreurs commises par Trotsky (pour ne rien dire de Potressov) dans le domaine de la tactique ou de l'organisation trouvent leur origine précisément dans cette crainte, ou ce refus, ou cette incapacité de reconnaître comme un fait la « maturité » complète du courant opportuniste, ainsi que la liaison étroite, indissoluble, existant entre ce courant et les national-libéraux (ou le social-nationalisme) d'aujourd'hui. Dans la pratique, si l'on nie cette maturité et cette liaison indissoluble, on se trouve, pour le moins, totalement désorienté et impuissant, face au fléau social-nationaliste (ou national-libéral) qui règne actuellement.

Le lien entre l'opportunisme et le social-nationalisme est nié, d'une façon générale, aussi bien par A. Potressov que par Martov, Axelrod, VI. Kossoveki (qui en arrive à justifier le vote national-libéral des crédits de guerre par les démocrates allemands) et Trotsky.

Leur principal « argument » est que l'ancienne division de la démocratie « par rapport à l'opportunisme » ne coïncide pas entièrement avec sa division actuelle « par rapport au social-nationalisme » . Cet argument est, premièrement, inexact pour ce qui est des faits comme nous allons le démontrer, et, deuxièmement, il est absolument unilatéral, incomplet et insoutenable dans son principe du point de vue marxiste. Des individus et des groupes peuvent changer de camp, c'est non seulement possible, mais encore inévitable chaque fois que se produit un grand « chambardement » social; le caractère d'un courant donné ne s’en trouve nullement modifié, non plus que le lien idéologique entre des courants déterminés et leur signification de classe. Ces considérations, semble-t-il, sont si universellement connues et si indiscutables qu'on est même gêné d’y mettre trop l'accent. Et pourtant, ce sont précisément ces considérations que les auteurs dont nous parlons ont oubliées. La signification fondamentale de classe de l'opportunisme, – ou, si l'on préfère. son contenu économique et social, – c'est que certains éléments de la démocratie contemporaine sont passés (pratiquement, c'est-à-dire même s'ils n'en ont pas eu conscience) du côté de la bourgeoisie en ce qui concerne une foule de questions. L'opportunisme est une politique ouvrière libérale. À quiconque craindrait l'apparence « fractionnelle » de ces expressions, nous conseillerons de prendre la peine d'étudier les déclarations de Marx, d'Engels et de Kautsky (une « autorité » particulièrement commode pour les adversaires du « fractionnisme » , n'est-il pas vrai ?) ne serait-ce qu'à propos de l'opportunisme anglais. Il ne peut y avoir le moindre doute que cette étude conduira à reconnaître la coïncidence pleine et entière de l'opportunisme et de la politique ouvrière libérale. La signification fondamentale de classe du social-nationalisme de nos jours est absolument la même. L'idée fondamentale de l’opportunisme, c'est l'alliance ou le rapprochement (quelquefois l'entente, le bloc, etc.) entre la bourgeoisie et son antipode. L'idée fondamentale du social-nationalisme est exactement la même. La parenté politique et idéologique, la liaison, l'identité même de l'opportunisme et du social-nationalisme, ne font absolument aucun doute. Or, il va de soi que ce ne sont ni les individus ni les groupes que nous devons prendre pour base, mais bien l'analyse du contenu de classe des courants sociaux et l'examen politique et idéologique de leurs principes essentiels, primordiaux.

Abordant le même sujet sous un angle quelque peu différent, nous poserons la question : d'où vient le social-nationalisme ? Comment s’est-il développé et comment a-t-il grandi ? Qu'est-ce qui lui a donné son importance et sa force ? Quiconque n'a pas trouvé réponse à ces questions n'a absolument rien compris au social-nationalisme et est, bien entendu, totalement, incapable de « s'en démarquer idéologiquement » , même s'il jure ses grands dieux qu'il est tout prêt à le faire.

Or, il ne peut y avoir qu'une seule réponse à cette question : le social-nationalisme est issu de l'opportunisme, et c’est précisément ce dernier qui lui a donné sa force. Comment le social-nationalisme a-t-il pu naître « d’un coup »  ? Exactement de la même façon qu’un enfant vient au monde « d’un coup » neuf mois après avoir été conçu. Chacune des nombreuses manifestations de l'opportunisme qui se sont produites au cours de la deuxième époque (l'époque d'hier) dans tous les pays d'Europe était l’un des petits ruisseaux qui ont tous fusionné « d'un coup » pour nous donner maintenant le grand fleuve social-nationaliste aux eaux, il est vrai, peu profondes (ajoutons entre parenthèses : troubles et sales). Neuf mois après avoir été conçu, l'enfant doit se détacher de la mère; plusieurs dizaines d'années après avoir été conçu, le social-nationalisme, ce fruit mûr de l'opportunisme, devra dans un délai plus ou moins court (en comparaison de ces dizaines d'années) se détacher de la démocratie contemporaine. Les braves gens auront beau crier, se fâcher, entrer en fureur à l'énoncé de ces idées et de ces propos, cela est inévitable, car c'est la conséquence de tout le développement social de la démocratie moderne et des conditions objectives de la troisième époque.

Mais s'il n'y a pas concordance absolue entre la division de la démocratie « par rapport à l'opportunisme » et sa division « par rapport au social-nationalisme » , n'est-ce pas la démonstration qu'il n'y a pas de lien essentiel entre ces phénomènes ? Premièrement, cela ne démontre rien, pas plus que le passage d’un certain nombre de bourgeois, à la fin du XVII° siècle, tantôt du côté des féodaux, tantôt du côté du peuple, ne prouve l'« absence de liens » entre le développement de la bourgeoisie et la grande Révolution française de 1789. Deuxièmement, d'une façon générale, – et c'est bien de cela qu'il s’agit, – cette concordance existe. Prenons non pas un seul pays, mais plusieurs, par exemple dix pays d'Europe : l'Allemagne, l'Angleterre, la France, la Belgique, la Russie, l'Italie, la Suède, la Suisse, la Hollande et la Bulgarie. Seuls les trois pays soulignés paraissent faire jusqu'à un certain point figure d'exception; dans tous les autres, les courants résolument opposés à l’opportunisme ont engendré, très précisément, des courants hostiles au social-nationalisme. Que l'on compare les fameux Cahiers mensuels et leurs adversaires en Allemagne, le Naché Diélo et ses adversaires en Russie, le parti de Bissolati et ses adversaires en Italie : les partisans de Greulich et de Grimm en Suisse, de Branting et de Höglund en Suède, de Troelstra et de Pannekoek-Gorter en Hollande; enfin, les « obchtedeltsy » et les « tesniaky » en Bulgarie. La concordance générale entre l'ancienne et la nouvelle division est un fait, mais une concordance absolue ne se rencontre pas même dans les phénomènes les plus simples de la nature, pas plus qu'il n'y en a entre la Volga après sa jonction avec la Kama et la Volga avant ce confluent, ou qu'il n'y a de ressemblance absolue entre un enfant et ses parents. L'Angleterre est une exception apparente; en réalité, il y avait dans ce pays avant la guerre deux courants principaux organisés autour de deux quotidiens (indice objectif certain du caractère de masse d’un courant), le Daily Citizen [1] pour les opportunistes et le Daily Herald [2] pour les adversaires de l'opportunisme. Ces deux journaux ont été submergés par la vague du nationalisme; mais près de 1/10 des partisans du premier journal et, les 3/7 environ des partisans du second sont passés à l'opposition. La méthode de comparaison habituelle, qui oppose simplement le Parti socialiste britannique au Parti ouvrier indépendant n'est pas juste, car on oublie le bloc de fait existant entre ce dernier parti, les fabiens, et le Labour Party. Par conséquent, deux pays seulement sur dix font exception, mais là encore l'exception n'est pas complète, car il n'y a pas eu déplacement de courants, mais simplement une vague qui a submergé presque tous les adversaires de l'opportunisme (pour des raisons si évidentes qu'il n'est guère besoin de s'y arrêter). Voilà qui montre la puissance de cette vague, mais ne contredit nullement la concordance générale, dans toute l'Europe, de l'ancienne division et de la nouvelle.

On nous dit: la division « quant à l'opportunisme » est périmée; seule la division en partisans de l’internationalisme et partisans de l'étroitesse nationale a un sens. Cette idée est foncièrement erronée. La notion de « partisan de l’internationalisme » perd tout contenu et tout sens si elle n’est pas développée concrètement, et chaque étape de ce développement concret sera marquée par l'hostilité à l'égard de l'opportunisme. Dans la pratique, ce sera plus vrai encore. Un partisan de l'internationalisme qui ne serait pas un adversaire conséquent et résolu de l'opportunisme ne serait qu'un faux semblant, et rien de plus. Il se peut que certaines gens de cette espèce se considèrent sincèrement comme des « internationalistes » ; mais on juge les gens d’après leur attitude politique et non d'après ce qu'ils pensent d'eux-mêmes : l'attitude politique de ces « internationalistes » , qui n'agissent pas en adversaires conséquents et résolus de l'opportunisme, apportera toujours un encouragement ou un soutien au courant nationaliste. Par ailleurs, les nationalistes prétendent aussi être des « internationalistes » (Kautsky, Lensch [3], Haenisch [4], Vandervelde, Hyndman et d'autres); et non seulement ils se disent tels, mais ils acceptent pleinement le rapprochement, l'entente, l'union internationale des gens qui pensent comme eux. Les opportunistes ne sont pas contre l'« internationalisme » , ils sont simplement pour l'adoption internationale de l'opportunisme et pour l'entente internationale des opportunistes.

Références

1

The Daily Citizen [Le Citoyen quotidien] : quotidien opportuniste britannique (Labour Party, Independent Labour Party, fabiens...) ; parut à Londres de 1912 à 1915.

2

The Daily Herald [Le Héraut quotidien] : alors organe des syndicats britanniques (TUC) ; parut à Londres de 1912 à 1964.

3

Journaliste, Lensch est à partir de 1902 le porte-parole de la gauche antirévisionniste au sein du Parti Social-Démocrate allemand, avec Luxemburg, Parvus, Mehring et Liebknecht. En 1912, il élu au Reichstaget s'oppose à l'approbation des crédits de guerre par le SPD en 1914. En 1915, il rallie la majorité du SPD., en octobre 1917, lors de la scission du SPD, il devient le porte-parole du courant dominant du parti, qui avait soutenu la guerre dès le début. Plus tard, Lensch abandonna la politique active, tout en évoluant vers la droite.

4

Benno Fritz Paul Alexander Konrad Haenisch (1876-1925) : social-démocrate en 1893. Rapidement journaliste pour divers organes socialistes. Au sein du SPD, il est un opposant au révisionnisme, aux côtés de R. Luxemburg. Haenisch est élu député du parlement de l'État prussien de 1911 jusqu'à sa mort, en 1925. En août 1914, Haenisch rejette le vote des crédits de guerre par le SPD, mais change de position dès octobre. Au cours de la révolution de novembre 1918, il devient ministre de l'Éducation dans le premier gouvernement d'État prussien dirigé par le SPD jusqu'à ce que sa politique scolaire échoue (1921). Il sera ensuite président du district de Wiesbaden jusqu’à sa mort, en 1925.