1915 |
Écrit en février 1915 au plus tôt. Source : Œuvres complètes, T. XXI. |
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Lénine
Sous un pavillon étranger

Potressov a intitulé son article : « À la limite de deux époques. » Il est hors de doute que nous vivons à la limite de deux époques, et les événements historiques d'une importance considérable qui se déroulent sous nos yeux ne peuvent être compris que si l'on analyse, en tout premier lieu, les conditions objectives du passage de l'une à l'autre. Il s'agit de grandes époques historiques : il y a et il y aura dans toute époque des mouvements partiels, particuliers, dirigés tantôt en avant, tantôt en arrière; il y a et il y aura des écarts par rapport au type moyen et au rythme moyen du mouvement. Nous ne pouvons savoir à quelle allure ni avec quel succès se déploieront les mouvements historiques d'une époque donnée. Mais nous pouvons savoir et nous savons quelle classe se trouve au centre de telle ou telle époque, et détermine son contenu fondamental, l'orientation principale de son développement, les particularités essentielles de son cadre historique, etc. C'est seulement sur cette base, c'est-à-dire en considérant tout d'abord les traits distinctifs essentiels des diverses « époques » (et non des épisodes particuliers de l'histoire de chaque pays) que nous pouvons déterminer correctement notre tactique; et seule la connaissance des traits fondamentaux d'une époque permet d'envisager les particularités de détail présentées par tel ou tel pays.
C'est précisément là que gît le maître sophisme de A. Potressov et de Kautsky (dont l'article est publié dans le même numéro du Naché Diélo), ou encore l'erreur cardinale qui les conduit l'un et l'autre à des conclusions national-libérales et non marxistes.
Le fait est que l'exemple choisi par A. Potressov comme offrant à ses yeux « un intérêt tout spécial » , la campagne d'Italie de 1859, ainsi qu'un grand nombre d'exemples historiques analogues cités par Kautsky, ne se rapportent « justement pas aux époques historiques » « à la limite » desquelles nous vivons. Donnons à l'époque où nous entrons (ou plutôt où nous sommes entrés, mais qui n’en est qu'à son début) le nom d'époque contemporaine (ou troisième). Appelons celle dont nous venons de sortir l'époque d'hier (ou deuxième). Il faudrait alors nommer l’époque d'où Kautsky et A. Potressov tirent leurs exemples celle d'avant-hier (ou première). Le sophisme révoltant, la fausseté intolérable des raisonnements de A. Potressov comme de Kautsky, proviennent précisément de ce qu'ils substituent aux conditions de l'époque moderne (la troisième) celles de l’époque d'avant-hier (la première).
Expliquons-nous.
La classification courante des époques historiques, fréquemment indiquée dans la littérature marxiste, maintes lois reprise par Kautsky et adoptée par A. Potressov dans son article, est la suivante : 1) 1780-1874; 2) 1874-1914; 3) 1914-? Il va de soi que ces délimitations, comme en général toutes les délimitations dans la nature où dans la société, sont conventionnelles et mobiles, relatives et non absolues. Et c’est seulement d’une manière approximative que nous prenons les faits historiques les plus saillants, les plus marquants, comme des jalons des grands mouvements historiques. La première époque, qui va de la grande Révolution française à la guerre franco-allemande, est celle où la bourgeoisie est en plein essor, où elle triomphe sur toute la ligne. Nous avons affaire ici à la bourgeoisie montante, à l'époque des mouvements démocratiques bourgeois en général et des mouvements nationaux bourgeois en particulier, à l'époque où les institutions périmées de la société féodale et absolutiste disparaissent rapidement. La seconde époque est celle où la bourgeoisie, parvenue à une domination sans partage, commence à décliner; c'est l'époque de la transition qui mène de la bourgeoisie progressiste au capital financier réactionnaire et ultra-réactionnaire. C'est l'époque où une nouvelle classe, la démocratie moderne, prépare et rassemble lentement ses forces. La troisième époque, qui vient à peine de commencer, place la bourgeoisie dans la même « situation » que celle des soigneurs féodaux au cours de la première époque. C'est l'époque de l'impérialisme et des ébranlements impérialistes, ou découlant de l'impérialisme.
Kautsky lui-même a défini avec la plus grande précision, dans toute une série d'articles et dans sa brochure : Le chemin du pouvoir (parue en 1909), les traits essentiels de la troisième époque; il a montré en quoi elle diffère radicalement de la deuxième (celle d'hier). et reconnu que les tâches immédiates, ainsi que les conditions et les formes de lutte de la démocratie contemporaine, s'étaient modifiées en raison des changements survenus dans les conditions historiques objectives. Aujourd'hui, Kautsky brûle ce qu'il adorait; il change ses batteries de la manière la plus incroyable, la plus indécente, la plus éhontée. Dans la brochure que nous venons de citer, il parle sans détours des symptômes annonciateurs de la guerre, et très exactement de celle qui devint un fait en 1914. Une simple comparaison de certains passages de cette brochure avec ce que Kautsky écrit aujourd’hui suffirait à démontrer de la façon la plus évidente qu'il renie ses propres convictions et ses déclarations les plus solennelles. Et, sous ce rapport, Kautsky n'est pas un cas isolé (nullement un cas limité à l'Allemagne); il est le représentant typique de toute une couche supérieure de la démocratie moderne, qui, au moment de la crise, s'est rangée aux côtés de la bourgeoisie.
Tous les exemples historiques cités par A. Potressov et Kautsky se rapportent à la première époque. Le contenu objectif essentiel des événements historiques à l'époque des guerres non seulement de 1855, 1859, 1864, 1866, 1870, mais aussi de 1877 (guerre russo-turque) et de 1896-1897 (guerres entre la Turquie et la Grèce et troubles d'Arménie), était constitué par les mouvements nationaux bourgeois, où par les « convulsions » de la société bourgeoise se libérant des diverses formes du système féodal. Il ne pouvait absolument pas être question, dans nombre de pays évolués, d'une action véritablement indépendante de la démocratie moderne, et correspondant à la période de décomposition et de déclin de la bourgeoisie. Parmi les classes alors existantes, et qui prenaient part aux guerres de cette époque, la bourgeoisie était la principale à suivre une ligne ascendante et la seule à disposer d'une force suffisante pour pouvoir écraser les institutions féodales et absolutistes. Dans plusieurs pays, cette bourgeoisie, représentée par différentes couches de producteurs aisés, était progressiste à des degrés divers et parfois même révolutionnaire (par exemple une partie de la bourgeoisie italienne en 1859); mais le trait commun à toute cette époque était précisément le caractère progressiste de la bourgeoisie, c'est-à-dire le fait qu’elle n'avait pas encore achevé, pas encore consommé sa lutte contre la féodalité. Il est tout naturel que les tenants de la démocratie moderne, et Marx qui en était le représentant, s'inspirant du principe incontestable selon lequel il faut soutenir la bourgeoisie progressiste (la bourgeoisie capable de lutter) contre la féodalité, se soient alors posé la question de savoir « quel était le camp » , c'est-à-dire quelle était la bourgeoisie dont on devait préférer le succès. Par son contenu économique et de classe, le mouvement populaire dans les principaux pays touchés par la guerre avait alors un sens démocratique en général, c'est-à-dire démocratique bourgeois. Assurément, on ne pouvait à l’époque poser d'autre question que celle-ci : quelle est la bourgeoisie dont la victoire, dans un concours de circonstances données, aboutissant à la défaite de certaines forces réactionnaires (féodales et absolutistes, entravant l'essor de la bourgeoisie), peut offrir le maximum de « champ d'action » à la démocratie moderne ?
En outre, et Potressov lui-même se voit contraint de le reconnaître, lorsque Marx « appréciait » les conflits internationaux sur la base des mouvements bourgeois nationaux et de libération, il s'attachait à déterminer le camp dont le succès était le plus susceptible de favoriser le « développement » (cf. la page 74 de l’article de Potressov) des mouvements démocratiques nationaux et, plus généralement, populaires. Cela signifie qu'en face de conflits armés dus à la montée de la bourgeoisie vers le pouvoir au sein des diverses nations, Marx avait par-dessus tout, comme en 1848, le souci de l'extension et de l’accentuation des mouvements démocratiques bourgeois par la participation de masses de plus en plus larges et de plus en plus « plébéiennes » , de la petite bourgeoisie en général, de la paysannerie en particulier, en un mot, des classes non possédantes. C'est précisément cet intérêt que Marx portait à l'élargissement de la base sociale du mouvement et à son développement qui distingue radicalement sa tactique démocratique conséquente de la tactique inconséquente de Lassalle, qui inclinait à l'alliance avec les national-libéraux.
Dans la troisième époque également, les conflits internationaux sont restés semblables, par leur forme, à ceux de la première, mais leur contenu social et leur signification de classe s'est totalement modifié. La situation historique objective est devenue tout autre.
La lutte menée contre la féodalité par le capital ascendant pour sa libération dans le cadre national a cédé le pas à la lutte du capital financier ultra-réactionnaire, décrépit, se survivant à lui-même, allant vers son déclin, contre les forces nouvelles. Le cadre national bourgeois des États, qui avait fourni dans la première époque un point d'appui au développement des forces productives de l'humanité en train de se libérer du système féodal, est maintenant devenu, dans la troisième époque, un obstacle à l'essor ultérieur de ces mêmes forces. Naguère classe avancée et ascendante, la bourgeoisie est devenue une classe décadente, déclinante, moribonde, réactionnaire. C'est une tout autre classe qui, sur le vaste plan de l’histoire, est devenue la classe ascendante.
A. Potressov et Kautsky ont abandonné le point de vue de cette classe et sont revenus en arrière en reprenant à leur compte le mensonge bourgeois basé sur cette idée qu'aujourd'hui encore, le processus historique a pour contenu objectif le mouvement progressiste de la bourgeoisie contre la féodalité. En réalité, il ne saurait être question aujourd'hui pour la démocratie moderne de se traîner à la remorque de la bourgeoisie réactionnaire, impérialiste, quelle que soit la « couleur » de cette dernière.
Dans la première époque, la tâche historique était objectivement de savoir comment la bourgeoisie progressiste, dans sa lutte contre les principaux représentants de la féodalité expirante, devait « utiliser » les conflits internationaux pour le plus grand profit de l'ensemble de la démocratie bourgeoise mondiale en général. À ce moment-là, au cours de cette première époque, qui remonte à plus d'un demi-siècle, il était naturel et inévitable que la bourgeoisie asservie par la féodalité souhaitât la défaite de « son » oppresseur féodal; d'ailleurs, le nombre des principales citadelles de la féodalité, les citadelles centrales, d'importance européennes n'était pas bien grand. Et Marx d'« apprécier » , dans quel pays, devant une situation concrète donnée, la victoire du mouvement bourgeois de libération pouvait saper le plus efficacement les citadelles de la féodalité européenne.
Actuellement, dans la troisième époque, il ne reste plus de citadelles féodales d'importance européenne. La démocratie moderne a évidemment pour tâche d'« utiliser » les conflits internationaux, mais cette utilisation doit précisément, contrairement à ce que préconisent A. Potressov et Kautsky, être internationale, et dirigée non pas contre tel ou tel capital financier national, mais contre le capital financier international. En outre, ce n'est pas la classe ascendante d’il y a 50 ou 100 ans qui doit s'acquitter de cette tâche. Il s’agissait alors (selon l'expression de A. Potressov) de l’« action internationale » de la démocratie bourgeoise la plus avancée; aujourd’hui, l'histoire et la situation objective posent une tâche du même ordre à une tout autre classe.