1915 |
Écrit en février 1915 au plus tôt. Source : Œuvres complètes, T. XXI. |
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Lénine
Sous un pavillon étranger

Le lecteur comprendra plus facilement les raisons profondes des tribulations au terme desquelles Potressov s'est trouvé embarqué sous le pavillon du national-libéralisme s'il pénètre comme il faut le sens du passage suivant de son article :
« Avec toute l’ardeur qui leur était propre, ils (Marx et ses camarades) se lançaient à la recherche d'une solution au problème, sans reculer devant sa difficulté; ils posaient le diagnostic du conflit, ils tentaient de déterminer quel était le camp dont le succès laisserait le plus libre cours aux possibilités qui leur paraissaient souhaitables, et c'est ainsi qu'ils établissaient la base sur laquelle ils élaboraient leur tactique » (p. 73, souligné par nous).
« Quel est le camp dont le succès est à préférer » – voilà ce qu'on doit déterminer, et cela d'un point de vue non pas national, mais international; voilà l'essence de la méthodologie marxiste; voilà ce que Kautsky n'indique pas, cessant du même coup d'être un « juge » (c'est-à-dire un marxiste) pour devenir un « avocat » (national-libéral). Telle est l'idée de A. Potressov. Lui-même est profondément convaincu qu'il ne joue nullement les « avocats » lorsqu'il soutient que le succès de l'une des parties (la sienne) est préférable, mais qu'il s'inspire de considérations authentiquement internationalistes sur les péchés « démesurés » commis par l'autre partie.
Et Potressov, et Maslov, et Plékhanov, etc., s’inspirent de considérations authentiquement internationalistes qui les conduisent aux mêmes conclusions que le premier nommé... C’est naïf au point de... Mais n'anticipons pas, et finissons-en tout d'abord avec l'analyse purement théorique de la question.
« Le camp dont le succès est à préférer », Marx l'a déterminé, par exemple, lors de la guerre d'Italie en 1859. Potressov s’arrête précisément à cet exemple, « qui présente pour nous un intérêt tout spécial en raison de certaines particularités » . De notre côté, nous sommes également d'accord pour prendre l'exemple choisi par A. Potressov
Napoléon III déclara la guerre à l'Autriche en 1859 soi-disant pour libérer l'Italie, mais en réalité pour servir ses intérêts dynastiques.
« Derrière Napoléon III, écrit Potressov, se dessinait la silhouette de Gortchakov, qui venait de conclure un traité secret avec l'Empereur des Français. » Voilà les contradictions qui se nouent : d'une part, la monarchie la plus réactionnaire d'Europe, qui maintient l’Italie dans l’oppression; de l'autre, les représentants de l'Italie révolutionnaire en train de se libérer, jusques et y compris Garibaldi, qui marchent la main dans la main avec l'ultra-réactionnaire Napoléon III, etc. « N'aurait-il pas été plus simple, écrit Potressov, de rester à l'écart du péché en disant : « l'un et l'autre sont les pires » ? Cependant, ni Engels, ni Marx, ni Lassalle ne se sont laissé séduire par la « simplicité » d'une telle solution; ils se sont mis à rechercher la question » (A. Potressov veut dire : à étudier et à examiner la question) « de savoir quelle issue du conflit pouvait offrir le plus de chances à la cause qui leur était chère à tous » .
Contrairement à Lassalle, Marx et Engels pensaient que la Prusse devait intervenir. De l'aveu même de Potressov, ils considéraient entre autres choses « que le conflit avec Ia coalition ennemie pouvait donner naissance en Allemagne à un mouvement national qui prendrait de l'extension en passant par-dessus la tête des nombreux potentats de ce pays, et ils se demandaient laquelle des puissances du concert européen représentait le mal principal : la monarchie réactionnaire du Danube ou les autres principaux représentants de ce concert » .
Il nous importe peu, conclut Potressov, de savoir qui a eu raison, de Marx où de Lassalle; l'important, c'est que tous s'accordent sur la nécessité de déterminer quel est le camp dont il faut, d’un point de vue internationaliste, préférer le succès.
Tel est l'exemple choisi par Potressov; tel est le raisonnement de notre auteur. Si Marx a su à l'époque « peser le pour et le contre à propos des conflits internationaux » (selon l'expression de A. Potressov), malgré le caractère ultra-réactionnaire des gouvernements des deux parties belligérantes, aujourd'hui les marxistes sont également tenus de porter un jugement du même genre, conclut Potressov.
Cette conclusion est une naïve puérilité ou un grossier sophisme, car elle se réduit à ceci : puisque Marx trancha en 1859 la question de savoir quelle était la bourgeoisie dont il fallait préférer le succès, nous devons, à plus d’un demi-siècle d'intervalle, résoudre à notre tour une question exactement semblable.
Potressov n'a pas remarqué que la question posée par Marx en 1859 (ainsi qu'en plusieurs autres circonstances ultérieures) : « Quel est le camp dont le succès est préférable ? » équivaut à la question : « Quelle est la bourgeoisie dont le succès est à préférer ? » Potressov n'a pas remarqué que Marx répondait à cette question à un moment où non seulement il existait des mouvements bourgeois incontestablement progressistes, mais où ces mouvements se trouvaient au premier plan du développement historique dans les principaux États d'Europe. Il serait absolument ridicule de vouloir parler aujourd'hui d'une bourgeoisie progressiste, d'un mouvement bourgeois progressiste à propos, par exemple, de ces figures incontestablement centrales et importantes du « concert » européen que sont l'Angleterre et l'Allemagne. L'ancienne « démocratie » bourgeoise de ces États qui occupent une place centrale des plus importantes est devenue réactionnaire. Or, M. A. Potressov l'a « oublié » et a substitué au point de vue de la démocratie moderne (non bourgeoise) celui de l'ancienne pseudo-démocratie (bourgeoise). Adopter le point de vue d’une autre classe et, qui plus est, d'une classe ancienne, qui a fait son temps, c'est de l'opportunisme le plus pur. Il ne saurait être question de justifier cette attitude par l'analyse du contenu objectif de l'évolution historique dans l'ancienne époque et dans la nouvelle.
C'est justement la bourgeoisie – par exemple en Allemagne et aussi, d'ailleurs, en Angleterre – qui s'efforce d’opérer le tour de main accompli par A. Potressov, en substituant à l’époque impérialiste celle des mouvements bourgeois progressistes, de libération nationale et de libération démocratique. Potressov renonce à tout point de vue critique pour se traîner derrière la bourgeoisie. Et c'est d'autant plus impardonnable que Potressov, dans l'exemple qu'il a lui-même choisi, a été obligé d'admettre et d'indiquer le genre des considérations qui ont guidé Marx, Engels et Lassalle à cette époque depuis longtemps révolue [a].
Ces considérations portaient, premièrement, sur le mouvement national (en Allemagne et en Italie), sur le fait qu'il évoluerait par-dessus la tête « des représentants du moyen-âge » ; deuxièmement, sur le « mal principal » incarné par les monarchies réactionnaires (autrichienne, napoléonienne, etc.) dans le concert européen.
Ces considérations sont parfaitement claires et indiscutables. Les marxistes n'ont jamais nié le progrès que constituent les mouvements bourgeois de libération nationale contre les forces de la féodalité et de l’absolutisme. A. Potressov ne peut ignorer que rien de pareil n’existe et ne pouvait exister chez les puissances centrales, c'est-à-dire chez les puissances belligérantes les plus importantes de notre époque. En Italie comme en Allemagne, il y avait alors des mouvements populaires de libération nationale qui duraient depuis des dizaines d'années. À cette époque, ce n'était pas la bourgeoisie occidentale qui soutenait de ses deniers certaines autres puissances; au contraire, ces puissances représentaient réellement le « mal principal » . A. Potressov ne peut ignorer – il le reconnaît lui-même dans cet article – qu'aujourd'hui, pas une seule des autres puissances n'est et ne peut être le « mal principal » .
La bourgeoisie (la bourgeoisie allemande par exemple, mais elle est loin d'être la seule) réchauffe dans un but intéressé l'idéologie des mouvements nationaux en essayant de la transposer à l'époque de l'impérialisme, c’est-à-dire à une époque toute différente. Comme toujours, les opportunistes se traînent à la remorque de la bourgeoisie, en abandonnant le point de vue de la démocratie moderne pour adopter celui de la démocratie ancienne (bourgeoise). C’est en cela que pèchent essentiellement les articles, la position et toute la ligne de A. Potressov et de ses émules liquidateurs. Lorsque Marx et Engels se demandaient de quelle bourgeoisie il fallait préférer le succès, c'était à l'époque de la démocratie ancienne (bourgeoise), avec le souci de transformer un mouvement modestement libéral en un mouvement impétueusement démocratique. A. Potressov prêche le national-libéralisme bourgeois à l'époque de la démocratie moderne (et non bourgeoise), alors que ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en France, il ne saurait être question de mouvements progressistes bourgeois, ni modestement libéraux ni impétueusement démocratiques. Marx et Engels allaient de l'avant par rapport à leur époque, l'époque des mouvements progressistes nationaux bourgeois, en poussant ces mouvements plus avant, en veillant à les développer « par-dessus » la tête des porte-parole du moyen âge.
Potressov, comme du reste tous les social-chauvins, rétrograde par rapport à son époque, celle de la démocratie moderne, en reprenant le point de vue depuis longtemps périmé, mort, et par là même foncièrement faux, de la démocratie ancienne (bourgeoise).
C'est pourquoi, A. Potressov patauge désespérément losqu'il lance cet appel ultra-réactionnaire à la démocratie :
« Ne recule pas, mais va de l'avant. Non pas vers l'individualisme, mais vers la conscience internationale dans toute sa plénitude et toute sa force. Va de l'avant, c'est-à-dire aussi dans un certain sens en arrière : en arrière vers Engels, Marx, Lasalle, vers leur méthode d'analyse des conflits internationaux, vers leur façon de faire servir jusqu’à l'action internationale des États au bien de la démocratie en général. »
A. Potressov fait reculer la démocratie moderne non pas « dans un certain sens » , mais dans tous les sens; il la ramène aux mots d'ordre et à l'idéologie de l'ancienne démocratie bourgeoise, à la dépendance des masses vis-à-vis de la bourgeoisie... La méthode de Marx consiste avant tout à considérer le contenu objectif du processus historique à un moment donné et dans des circonstances données, afin de comprendre avant tout quelle classe, par son mouvement, est la principale force motrice du progrès dans cette situation concrète. En 1859, le contenu objectif du processus historique en Europe continentale n'était pas l'impérialisme, mais les mouvements bourgeois de libération nationale. La force motrice principale était le mouvement de la bourgeoisie contre les forces de la féodalité et de l'absolutisme. Mais le très sage A. Potressov, raisonnant 55 ans plus tard, alors que la place des féodaux réactionnaires est occupée par les magnats du capital financier de la bourgeoisie sénile qui ont fini par leur ressembler, veut juger les conflits internationaux du point de vue de la bourgeoisie, et non de la nouvelle classe [b].
A. Potressov n'a pas réfléchi à la portée de la vérité qu'il a exprimée en tenant ce langage. Admettons que deux pays se fassent la guerre à l'époque des mouvements bourgeois de libération nationale. Quel est le pays dont on doit préférer le succès, du point de vue de la démocratie moderne ? Évidemment, celui dont la victoire impulsera au maximum et développera le plus impétueusement le mouvement d'émancipation de la bourgeoisie et affaiblira le plus le système féodal. Admettons ensuite que le facteur déterminant de la situation historique objective ait changé, et qu'à la place du capital de la période de libération nationale intervienne le capital impérialiste international, le capital réactionnaire, financier. L'un des pays possède, disons, les trois quarts de l'Afrique et l'autre, le quart. Le contenu objectif de leur guerre est un nouveau partage de l'Afrique. Quel est le pays dont il faut souhaiter le succès ? Posée sous sa forme première, cette question est absurde, car les anciens critères font défaut : le long développement du mouvement d'émancipation bourgeois, aussi bien que le long déclin de la de la société féodale. Ce n'est pas l'affaire de la démocratie moderne que d'aider le premier pays à affermir son « droit » sur les trois quarts de l'Afrique, ni d'aider le second à s'approprier ces trois quarts (même si son évolution économique est plus rapide que celle du premier).
La démocratie moderne ne sera fidèle à elle-même que si elle ne s'allie à aucune bourgeoisie impérialiste, si elle déclare que « l'une et l'autre sont les pires » , si elle souhaite dans chaque pays la défaite de la bourgeoisie impérialiste. Toute autre solution sera, dans la pratique, national-libérale, et n'aura rien de commun avec l'internationalisme authentique.
Que le lecteur ne se laisse pas abuser par la terminologie ronflante dont A. Potressov se sert pour camoufler son ralliement au point de vue de la bourgeoisie. Lorsqu'il s'exclame : « non pas vers l'individualisme, mais vers la conscience internationale dans toute sa plénitude et toute sa force » , il entend opposer sa façon de voir à celle de Kautsky. Lorsqu’il qualifie d'« individualisme » l'opinion de Kautsky (et consorts), il veut dire que ce dernier refuse de se demander « quel est le camp dont le succès est préférable » et justifie le national-libéralisme des ouvriers de chaque pays pris « individuellement » . Mais nous autres, laisse-t-il entendre, c'est-à-dire A. Potressov, Tchérévanine, Maslov, Plékhanov, etc., nous faisons appel à « la conscience internationale dans toute sa plénitude et toute sa force » , car si nous sommes partisans d'un national-libéralisme d'une certaine couleur, ce n’est nullement du point de vue d'un État pris individuellement (ou d'une nation individuellement), mais sous un angle authentiquement international... Ce raisonnement serait ridicule s'il n'était si... infâme.
A. Potressov et Cie aussi bien que Kautsky se traînent à la remorque de la bourgeoisie, en trahissant le point de vue de la classe qu'ils prétendent représenter.
Notes de l'auteur
| a | Notons en passant que Potressov se refuse à établir qui, de Marx ou de Lassalle, avait raison dans leurs jugements sur la guerre de 1859. Nous pensons (malgré Mehring) que c'est Marx qui avait raison, et que Lassalle fut, là aussi, un opportuniste, comme lorsqu’il flirtait avec Bismarck, Lassalle s'accommodait de la victoire de la Prusse et de Bismarck, de la force insuffisante des mouvements nationaux démocratiques en Italie et en Allemagne. Il penchait ainsi vers une politique ouvrière national-libérale. Marx, au contraire encourageait et développait une politique indépendante, rigoureusement démocratique, hostile à la lâcheté national-libérale (l’intervention de la Prusse contre Napoléon III en 1859 aurait stimulé le mouvement populaire en Allemagne). Lassalle tournait ses regards plus souvent vers le haut que vers le bas, il était ébloui par Bismarck. Le « succès » de Bismarck ne justifie nullement l'opportunisme de Lassalle. |
| b | « En réalité, écrit Potressov, c’est justement au cœur de cette période de prétendue stagnation que de vastes processus moléculaires se sont déroulés à l'intérieur de chaque pays et que le situation internationale s'est peu à peu transformée, car son élément déterminant devenait de plus en plus clairement la politique de conquêtes coloniales, la politique de l'impérialisme belliqueux. » |